Un livre, un cycliste :
Mes rayons de soleil, de Louis NUCÉRA
Vous êtes comme le Facteur Cheval, dit-elle. Lui se baladait à vélo pour ramasser le matériau indispensable à l’édification de son palais idéal à Hauterives ; et votre palais à vous, ce sera le bouquin à venir avec vos impressions et les choses vues au hasard des chemins… Car attention : c’est le voyageur qui fait la beauté d’un paysage.
L’action se situe au Logis de Beaulieu, en Charente, en mai 1985. Louis Nucéra y fait étape avec Suzanne, sa femme. Il est, depuis le 6 mai, sur son Tour de France, à vélo, en hommage à son grand-père et à son ami « la Chenille ». Ce dernier, compagnon de randonnée est infirme, paralysé :
Un accident… Moi qui ai descendu des cols à vélo à quatre-vingts à l’heure sans une égratignure, c’est sur un trottoir, en sortant d’une boulangerie, qu’une voiture m’a fauché… On m’a cru mort… Il eut mieux valu…
Écrivain reconnu, plusieurs fois récompensé, prix Interallié en 1981, grand prix de l’Académie française en 1993, Louis Nucéra est, dès sa plus tendre enfance, passionné de cyclisme :
Jour après jour, sans faiblir, ma vocation se trempait. Peu de semaines s’écoulaient sans que je n’affirme en famille et aux copains d’école : « Je serai coureur cycliste ! » Je le fus. Oh, de bien modeste manière… L’anonymat restait mon lot… La compétition me boudait ? Tant pis. Le cœur gros, je l’avoue, j’abandonnai le campionissimo de pacotille et ses chimères pour me vouer au cyclotourisme. À moi les routes en solitaire à travers les champs nappés de lavande, les parfums d’eucalyptus, les buis, les fenouils d’honorable stature, les forêts, la boussole infaillible de la beauté et de l’effort sertie dans le guidon.
Il fera un récit de son Tour de France, édité en 1987 chez Grasset. S’il a beaucoup écrit, une trentaine de romans essais et autres chroniques, seulement deux de ses œuvres portent sur le vélo : Le roi René, hommage à René Vietto, son idole, et Mes rayons de soleil, récit de sa circonvolution hexagonale. (Grand prix de la littérature sportive en 1987)
C’est un très vieux rêve : en 1896, son grand-père accomplit, en six jours, un Nice-Lyon-Nice. Il avait 26 ans, fait relaté de manière dithyrambique par l’Éclaireur de Nice et du Sud Est…
Ce qu’avait accompli mon aïeul, pourquoi ne pas l’entreprendre, pourquoi ne pas profiter davantage de l’allègement des vélos et d’un macadam mieux bichonné ? À peine née, l’idée s’installa et se développa en moi. Elle se mêlait à un appétit de vie primordial. Je me voyais escaladant Alpes et Pyrénées, longer les frontières, débouler le long de la Manche et de l’Atlantique, renifler l’air de la Méditerranée quand les vagues brodent à points d’argent les rivages. Si grand-père s’était satisfait d’un Nice-Lyon-Nice, c’est la France entière que j’allais sillonner ! C’est ce que je fis, par petits bouts, région par région. Mais un autre projet mûrissait. Vaste ! Lumineux ! Faire le Tour de France !
On ne confondra pas ce récit avec Du soleil dans mes rayons de Pierre Roques, paru en 1976, dont une partie évoque, elle aussi, un tour de France cyclotouriste. Mais les parcours et la manière diffèrent. Pierre et son ami Henri Bosc effectueront, en duo, le Tour de France Randonneur, brevet FFCT. Il en est autrement pour Louis :
Faire le tour de France : pas n’importe lequel, dicté par le hasard, comme en une vulgaire loterie. Celui dont je me devais d’emprunter les routes m’était imposé par le souvenir. Son vainqueur, Fausto Coppi.
1949, 1952 : Coppi avait remporté deux Tours de France. Lequel choisir ? C’est pour celui de 1949 que j’optai : il s’agissait de sa première victoire. Cette année-là, il avait aussi gagné le Tour d’Italie. (Dino Buzzati relate avec élégance et maestria cette épopée, il faut lire Sur le Giro 1949, préfacé par Éric Fottorino, aux éditions So Lonely, 2017). L’exploit tenait du miracle. Nul avant lui n’avait réussi ce doublé.
De Paris à Paris, 4 813 kilomètres. (…) Le tracé s’autorisait des incursions en Belgique, Espagne, Italie, Suisse ; si l’avenir des grimpeurs est aux cieux : Aubisque, Tourmalet, Peyresourde, Allos, Vars, Izoard, Mont-Cenis, Iseran, Petit et Grand Saint-Bernard s’offraient à leur béatitude et à mes peurs.
Profondément ému après sa visite chez « La Chenille », désormais cloué sur un fauteuil, il s’engage :
Cette nuit-là, chez moi, je décidai de ne plus reculer. Cent mille diables étaient à mes trousses ; je me trouvais au pied du mur. Mon Tour de France, je le ferais, sans tergiverser. Deux mois m’étaient nécessaires, au moins, si je voulais rouler, voir des choses et des gens. Ces deux mois de liberté, il me fallait les obtenir. Je les obtins. Ce livre que je portais depuis des années allait naître.
Trente-six ans plus tard, je suis là, bien aise de plier bagage… Suzanne, ma femme, m’accompagne. Elle me suivra ou me précèdera en voiture. Nous sommes convenus de cette stratégie depuis un bon bout de temps.
Le départ se fera de Livry-Gargan : Il est temps de prendre le large. Il fait frisquet. J’ai une tenue presque hivernale : cuissard long, pull-over sur le maillot à manches longues. Nous sommes le 6 mai, il est 8 h 30.
La première étape, par Meaux, Château-Thierry, Épernay, venteuse et parsemée de côtes sévères conduit à Reims. Il faut deviner l’itinéraire, tant les références historiques, littéraires, philosophiques qui surgissent lors du récit de la journée – et qui sont pour beaucoup dans l’intérêt de l’ouvrage –, sont nombreuses. Mais vous, cyclotouristes émérites, savez combien le fait de rouler seul est propice à la réflexion ! Fatigué par cette longue journée, notre cyclotouriste ne visitera pas Reims.
Les cent quatre-vingt-deux kilomètres que j’avais dans les jambes ne m’en laissèrent pas le loisir. Après un bain et un copieux repas, un sommeil de plomb s’abattit sur moi.
Notre homme voyage léger, ne s’encombrant pas de bagage. C’est ce qu’il confie, le lendemain, en route pour Dinant, en Belgique. Il quitte Reims le 7 mai au matin :
Deux sacoches à l’arrière, une à l’avant sur le porte-bagages, des pneus demi-ballon, il semble promener son buste tant il se tient roide sur sa bicyclette à garde-boue. Rien ne vient léser la partie haute de son corps : ni les écarts imposés par les obstacles de la route, ni la rapidité de ses jambes. Mi-hiératique, mi-remuant : il va. Si vite, malgré ses fardeaux, que cela me jette dans la nécessité de dire que je ne suis pas à la fête à son côté. Il est jeune.
Il m’a rejoint à la sortie de Reims, au pied du Mont de Berru. Quand il m’a doublé, j’ai pensé qu’il pouvait être un des derniers représentants de la « Gaule chevelue » région qui englobait la Champagne à l’époque de la conquête romaine, bien après que Reims se fut appelé Durocortorum, ce qui signifie « forteresse ronde » ; mais je ne vous apprends rien. Ses cheveux longs, blonds et bouclés cessent souvent de reposer sur ses épaules : ils flottent à l’air. Acclimaté à sa superbe, je me porte à sa hauteur et lui adresse la parole en traversant La Neuville-en-Tourne-à-Fuy, dont le nom évoque une déculottée prise par les Anglais durant la guerre de cent Ans. Est-il fâcheux d’y faire allusion ?
Ce musclé compère d’un jour est anglais, va visiter l’Allemagne via le Luxembourg. Il s’enquiert de l’équipage de Louis. « Vous n’avez pas de bagages ? »
Dois-je avoir honte de lui avouer que mon dessein est de coucher dans une chambre tous les soirs, de prendre une bonne douche, de changer de linge, de dîner au restaurant, de visiter les villes étapes à pied, mais frais comme l’œil, enfin de vivre une période de vacances, insolites sans doute, mais cossues. Dois-je lui dévoiler que ma femme m’attend à chaque halte, parfois chez des amis, plus souvent dans des hôtels ? Dois-je lui annoncer, avec gêne et diplomatie certes, que cette prodigalité nous l’avons préméditée ? Si j’en crois sa réaction, l’idéologie de la culpabilité – pour ce qui concerne les fastes d’autrui, bien sûr –, n’a fait nul ravage en lui. J’ai bien de la chance. Il me parle de la difficulté de grimper les cols avec une bicyclette aussi chargée que la sienne, de ses tribulations pour dénicher où se reposer la nuit.
Deux conceptions du cyclotourisme, qui se côtoient, pour une journée, de concert.
Je fixe tantôt son porte-bagages, tantôt la chaussée au-devant de lui. Des images défilent, des impressions se gravent en moi sans même que j’en sois avisé. Petit à petit, je me vois en coureur dans le Tour de France 1949. Dopé par le rêve, le géant de la route s’agite sous mon front. C’est une vieille obsession, on le sait ; un abonnement au mythe.
Lire Mes rayons de soleil, c’est lire deux récits : Le tour de France de Louis Nucéra, et le Tour de France 1949, étapes par étapes à travers de savoureuses chroniques, inspirées des écrits des « coursiers », comme on appelle ces chroniqueurs dans le peloton. L’auteur passe d’un récit à l’autre, comme s’il avançait dans deux dimensions, aux tracés parallèles, mais pas à la même vitesse. Reims-Bruxelles en une étape pour les coureurs, deux pour notre cyclotouriste, qui consacre aussi du temps pour visiter, à pied, les villes étapes. Dinant, ce soir, donc. Avec 170 kilomètres au compteur.
Étape à Bruxelles le lendemain, seulement 110 kilomètres, et du temps pour boire une « gueuse », une Liefmans « Au Vieux Spijtigen Duivel » ; j’eus l’impression de viser la porte en sortant. Soirée chez un ami, médecin et vélocipédiste. Le lendemain, relâche…
Après Bruxelles, toujours suivant l’itinéraire du Tour de 1949, ce sera Boulogne-sur-Mer via Lille, la Normandie, Rouen, Caen, pour arriver à Saint-Malo, aux Sables-d’Olonne, à La Rochelle, à Bordeaux, à San Sebastián, et enfin, au pied des Pyrénées.