Le Randonneur

Le coin des livres

Les lectures recommandées par les Amis du Randonneur

Un livre, un cycliste :

Mes rayons de soleil, de Louis NUCÉRA

Vous êtes comme le Facteur Cheval, dit-elle. Lui se baladait à vélo pour ramasser le matériau indispensable à l’édification de son palais idéal à Hauterives ; et votre palais à vous, ce sera le bouquin à venir avec vos impressions et les choses vues au hasard des chemins… Car attention : c’est le voyageur qui fait la beauté d’un paysage.

Louis Nucéra - Mes rayons de soleil

L’action se situe au Logis de Beaulieu, en Charente, en mai 1985. Louis Nucéra y fait étape avec Suzanne, sa femme. Il est, depuis le 6 mai, sur son Tour de France, à vélo, en hommage à son grand-père et à son ami « la Chenille ». Ce dernier, compagnon de randonnée est infirme, paralysé :

Un accident… Moi qui ai descendu des cols à vélo à quatre-vingts à l’heure sans une égratignure, c’est sur un trottoir, en sortant d’une boulangerie, qu’une voiture m’a fauché… On m’a cru mort… Il eut mieux valu…

Écrivain reconnu, plusieurs fois récompensé, prix Interallié en 1981, grand prix de l’Académie française en 1993, Louis Nucéra est, dès sa plus tendre enfance, passionné de cyclisme :

Jour après jour, sans faiblir, ma vocation se trempait. Peu de semaines s’écoulaient sans que je n’affirme en famille et aux copains d’école : « Je serai coureur cycliste ! » Je le fus. Oh, de bien modeste manière… L’anonymat restait mon lot… La compétition me boudait ? Tant pis. Le cœur gros, je l’avoue, j’abandonnai le campionissimo de pacotille et ses chimères pour me vouer au cyclotourisme. À moi les routes en solitaire à travers les champs nappés de lavande, les parfums d’eucalyptus, les buis, les fenouils d’honorable stature, les forêts, la boussole infaillible de la beauté et de l’effort sertie dans le guidon.

Il fera un récit de son Tour de France, édité en 1987 chez Grasset. S’il a beaucoup écrit, une trentaine de romans essais et autres chroniques, seulement deux de ses œuvres portent sur le vélo : Le roi René, hommage à René Vietto, son idole, et Mes rayons de soleil, récit de sa circonvolution hexagonale. (Grand prix de la littérature sportive en 1987)

C’est un très vieux rêve : en 1896, son grand-père accomplit, en six jours, un Nice-Lyon-Nice. Il avait 26 ans, fait relaté de manière dithyrambique par l’Éclaireur de Nice et du Sud Est…

Ce qu’avait accompli mon aïeul, pourquoi ne pas l’entreprendre, pourquoi ne pas profiter davantage de l’allègement des vélos et d’un macadam mieux bichonné ? À peine née, l’idée s’installa et se développa en moi. Elle se mêlait à un appétit de vie primordial. Je me voyais escaladant Alpes et Pyrénées, longer les frontières, débouler le long de la Manche et de l’Atlantique, renifler l’air de la Méditerranée quand les vagues brodent à points d’argent les rivages. Si grand-père s’était satisfait d’un Nice-Lyon-Nice, c’est la France entière que j’allais sillonner ! C’est ce que je fis, par petits bouts, région par région. Mais un autre projet mûrissait. Vaste ! Lumineux ! Faire le Tour de France !

On ne confondra pas ce récit avec Du soleil dans mes rayons de Pierre Roques, paru en 1976, dont une partie évoque, elle aussi, un tour de France cyclotouriste. Mais les parcours et la manière diffèrent. Pierre et son ami Henri Bosc effectueront, en duo, le Tour de France Randonneur, brevet FFCT. Il en est autrement pour Louis :

Faire le tour de France : pas n’importe lequel, dicté par le hasard, comme en une vulgaire loterie. Celui dont je me devais d’emprunter les routes m’était imposé par le souvenir. Son vainqueur, Fausto Coppi.

1949, 1952 : Coppi avait remporté deux Tours de France. Lequel choisir ? C’est pour celui de 1949 que j’optai : il s’agissait de sa première victoire. Cette année-là, il avait aussi gagné le Tour d’Italie. (Dino Buzzati relate avec élégance et maestria cette épopée, il faut lire Sur le Giro 1949, préfacé par Éric Fottorino, aux éditions So Lonely, 2017). L’exploit tenait du miracle. Nul avant lui n’avait réussi ce doublé.

De Paris à Paris, 4 813 kilomètres. (…) Le tracé s’autorisait des incursions en Belgique, Espagne, Italie, Suisse ; si l’avenir des grimpeurs est aux cieux : Aubisque, Tourmalet, Peyresourde, Allos, Vars, Izoard, Mont-Cenis, Iseran, Petit et Grand Saint-Bernard s’offraient à leur béatitude et à mes peurs.

Carte tour de France 1949
Itinéraire du tour de France 1949

Profondément ému après sa visite chez « La Chenille », désormais cloué sur un fauteuil, il s’engage :

Cette nuit-là, chez moi, je décidai de ne plus reculer. Cent mille diables étaient à mes trousses ; je me trouvais au pied du mur. Mon Tour de France, je le ferais, sans tergiverser. Deux mois m’étaient nécessaires, au moins, si je voulais rouler, voir des choses et des gens. Ces deux mois de liberté, il me fallait les obtenir. Je les obtins. Ce livre que je portais depuis des années allait naître. 

Trente-six ans plus tard, je suis là, bien aise de plier bagage… Suzanne, ma femme, m’accompagne. Elle me suivra ou me précèdera en voiture. Nous sommes convenus de cette stratégie depuis un bon bout de temps.


Le départ se fera de Livry-Gargan : Il est temps de prendre le large. Il fait frisquet. J’ai une tenue presque hivernale : cuissard long, pull-over sur le maillot à manches longues. Nous sommes le 6 mai, il est 8 h 30.

La première étape, par Meaux, Château-Thierry, Épernay, venteuse et parsemée de côtes sévères conduit à Reims. Il faut deviner l’itinéraire, tant les références historiques, littéraires, philosophiques qui surgissent lors du récit de la journée – et qui sont pour beaucoup dans l’intérêt de l’ouvrage –, sont nombreuses. Mais vous, cyclotouristes émérites, savez combien le fait de rouler seul est propice à la réflexion ! Fatigué par cette longue journée, notre cyclotouriste ne visitera pas Reims.

Les cent quatre-vingt-deux kilomètres que j’avais dans les jambes ne m’en laissèrent pas le loisir. Après un bain et un copieux repas, un sommeil de plomb s’abattit sur moi.

Notre homme voyage léger, ne s’encombrant pas de bagage. C’est ce qu’il confie, le lendemain, en route pour Dinant, en Belgique. Il quitte Reims le 7 mai au matin :

Dessin de Félix

Deux sacoches à l’arrière, une à l’avant sur le porte-bagages, des pneus demi-ballon, il semble promener son buste tant il se tient roide sur sa bicyclette à garde-boue. Rien ne vient léser la partie haute de son corps : ni les écarts imposés par les obstacles de la route, ni la rapidité de ses jambes. Mi-hiératique, mi-remuant : il va. Si vite, malgré ses fardeaux, que cela me jette dans la nécessité de dire que je ne suis pas à la fête à son côté. Il est jeune.

Il m’a rejoint à la sortie de Reims, au pied du Mont de Berru. Quand il m’a doublé, j’ai pensé qu’il pouvait être un des derniers représentants de la « Gaule chevelue » région qui englobait la Champagne à l’époque de la conquête romaine, bien après que Reims se fut appelé Durocortorum, ce qui signifie « forteresse ronde » ; mais je ne vous apprends rien. Ses cheveux longs, blonds et bouclés cessent souvent de reposer sur ses épaules : ils flottent à l’air. Acclimaté à sa superbe, je me porte à sa hauteur et lui adresse la parole en traversant La Neuville-en-Tourne-à-Fuy, dont le nom évoque une déculottée prise par les Anglais durant la guerre de cent Ans. Est-il fâcheux d’y faire allusion ?

Ce musclé compère d’un jour est anglais, va visiter l’Allemagne via le Luxembourg. Il s’enquiert de l’équipage de Louis. « Vous n’avez pas de bagages ? »

Dois-je avoir honte de lui avouer que mon dessein est de coucher dans une chambre tous les soirs, de prendre une bonne douche, de changer de linge, de dîner au restaurant, de visiter les villes étapes à pied, mais frais comme l’œil, enfin de vivre une période de vacances, insolites sans doute, mais cossues. Dois-je lui dévoiler que ma femme m’attend à chaque halte, parfois chez des amis, plus souvent dans des hôtels ? Dois-je lui annoncer, avec gêne et diplomatie certes, que cette prodigalité nous l’avons préméditée ? Si j’en crois sa réaction, l’idéologie de la culpabilité – pour ce qui concerne les fastes d’autrui, bien sûr –, n’a fait nul ravage en lui. J’ai bien de la chance. Il me parle de la difficulté de grimper les cols avec une bicyclette aussi chargée que la sienne, de ses tribulations pour dénicher où se reposer la nuit.

Deux conceptions du cyclotourisme, qui se côtoient, pour une journée, de concert.

Je fixe tantôt son porte-bagages, tantôt la chaussée au-devant de lui. Des images défilent, des impressions se gravent en moi sans même que j’en sois avisé. Petit à petit, je me vois en coureur dans le Tour de France 1949. Dopé par le rêve, le géant de la route s’agite sous mon front. C’est une vieille obsession, on le sait ; un abonnement au mythe.

Lire Mes rayons de soleil, c’est lire deux récits : Le tour de France de Louis Nucéra, et le Tour de France 1949, étapes par étapes à travers de savoureuses chroniques, inspirées des écrits des « coursiers », comme on appelle ces chroniqueurs dans le peloton. L’auteur passe d’un récit à l’autre, comme s’il avançait dans deux dimensions, aux tracés parallèles, mais pas à la même vitesse. Reims-Bruxelles en une étape pour les coureurs, deux pour notre cyclotouriste, qui consacre aussi du temps pour visiter, à pied, les villes étapes. Dinant, ce soir, donc. Avec 170 kilomètres au compteur.

Étape à Bruxelles le lendemain, seulement 110 kilomètres, et du temps pour boire une « gueuse », une Liefmans « Au Vieux Spijtigen Duivel » ;  j’eus l’impression de viser la porte en sortant. Soirée chez un ami, médecin et vélocipédiste. Le lendemain, relâche…

Après Bruxelles, toujours suivant l’itinéraire du Tour de 1949, ce sera Boulogne-sur-Mer via Lille, la Normandie, Rouen, Caen, pour arriver à Saint-Malo, aux Sables-d’Olonne, à La Rochelle, à Bordeaux, à San Sebastián, et enfin, au pied des Pyrénées.

(suite…)

Un dernier mot, si vous permettez

Paul Fabre

Dans son précédent ouvrage paru au printemps « Six vélos pour mille bonheurs », Paul revenait sur sa vision du cyclotourisme – [qui ] ne peut guère se définir que comme un état d’esprit – , les liens qu’il établissait entre vélo, littérature et poésie et bien sûr narrait avec le talent que nous lui connaissons l’essentiel de ce qui fit le sel de sa pratique. En douze chapitres bien structurés, comme un condensé et/ou un complément de ses précédentes œuvres, il déclamait, à l’exemple des poétes médiévaux qui lui sont si chers, tout son amour pour le vélo, la vie, l’amitié.

Ici, pas de plan, pas de chapitre, pas de structure, Paul prévient dès les premières lignes qu’il va évoquer et revivre, pour vivre encore, qu’il se fixe pour cette nouvelle randonnée mémorielle comme objectif de ruminer son passé avec délectation… Il souhaite aller au fil des pages là où sa fantaisie le conduira, au gré du vent de ses souvenirs, il veut flâner un peu.

Qui connaît un peu cet Ami hors normes ne s’étonnera pas de lire deux pages entières sur la pluie sous toutes ses formes, une autre sur le vent, un désopilant paragraphe sur les déviations , une déclinaison de « je me souviens » des plus émouvantes. Paul, s’il a maintenant raccroché sa randonneuse, n’a rien perdu de sa verve et de sa fantaisie, il manie l’autodérisison avec force et apprécie l’humour à la manière d’Henri Bosc affirmant : Si on ne rit pas en faisant du vélo, il est inutile d’en faire.

La fin de l’ouvrage pourrait paraître un peu sombre, Paul s’inquiète, à juste titre, de l’avenir cycliste des futures générations confrontées aux nouvelles pratiques, à l’individualisme ou à la violence routière, le titre pourrait laisser penser que cet ouvrage sera le dernier mais l’auteur, éternel optimiste, le conclut en se demandant combien de temps il lui reste pour en écrire d’autres…

Pas de souci, Paul, nous sommes preneurs, continue à nous enchanter et à porter ton regard unique sur la vie en général et la bicyclette en particulier.

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2020 – 178 pagesGilbert Jaccon éditeur

Prix : 16 €, frais de port offerts

Un dernier mot de Paul Fabre

Jean-Yves MOUNIER

La bibliothèque du Randonneur

Bibliothèque du Randonneur


Dans la bibliothèque du Randonneur n° 74 de septembre 2020, vous pourrez découvrir :

  • Yves GAUTHIER, Le centaure de l’Arctique ; un voyage idéaliste et militant à travers l’Union Soviétique des années 1920, une épopée de plus de trois ans dans des conditions souvent extrêmes au milieu de populations médusées, un livre mis à l’index par Staline, Gleb Travine mérite vraiment d’être redécouvert et de figurer au panthéon des voyageurs à vélo.
  • TRONCHET, Petit traité de vélosophie ; une vision humoristique et « vélosophique » du cyclisme urbain, mis en images par un maître de la bande dessinée, pédaleur du quotidien et fin observateur de la ville et de ses utilisateurs, Tronchet, en doux rêveur, montre le monde vue de sa selle et invite à se libérer la pensée et à abandonner sa bagnole.
  • Olivier GODIN, Prends ma roue ! ; une traversée en famille des États-Unis du nord au sud en suivant les Montagnes Rocheuses, à la rencontre de paysages extraordinaires et d’Américains ordinaires, une réflexion sur le voyage et les petits coins méconnus du globe, Olivier incite à prendre sa roue et à le suivre dans son formidable périple.
  • Marc FERNANDEZ, Le nouveau western ; une odyssée historique, culturelle et sportive dans l’Espagne d’aujourd’hui à travers le prisme de Rodrigo Díaz de Vivar, popularisé par Corneille sous le nom du Cid, étendues sauvages, habitants rudes et pas toujours réconciliés avec leur passé proche, Marc livre un récit épique aux multiples entrées propres à séduire tout lecteur.

Vous voulez en savoir plus ? Abonnez-vous et découvrez
les chroniques complètes de ces livres et beaucoup d’autres choses dans les pages du Randonneur.

Jean-Yves MOUNIER

La bibliothèque du Randonneur

Bibliothèque du Randonneur


Dans la bibliothèque du Randonneur n° 73 de mai 2020, vous pourrez découvrir :

  • Bernard CHAMBAZ, Un autre Eden ; quand un écrivain s’en va, à bicyclette, à la rencontre d’un autre écrivain, géant de la littérature américaine et convoque à travers cette évocation lyrique et fantastique ses propres fantômes,le fils disparu trop tôt, le temps qui passe, la mort inévitable, mais aussi le plaisir omniprésent de pédaler à travers les grandes étendues états-uniennes.
  • François PERRAULT, L’art de la fugue à bicyclette ; quand la balade à bicyclette se transforme en art par la mise en œuvre des cinq sens, parfois récalcitrants à se montrer sous leurs meilleurs aspects, qui, une fois à l’unisson, créent l’harmonie et érigent la pédalée en philosophie de la vie.
  • Claude MARTHALER, Voyages sellestes ; quand le « cyclonaute » retourne à ses premières amours, les montagnes, et raconte non seulement ses longues chevauchées sur les plus hauts sommets du monde mais aussi sa vision du voyage à vélo et de l’état du monde, le tout illuminé par l’omniprésence des rencontres humaines qui font le sel de ses aventures cyclistes.
  • Bernard GOUGAUD et Didier MAHISTRE, Aux sources de la bicyclette ; quand de nouveaux éléments de l’histoire du cycle sont mis en avant, par la présentation des documents et sans prétention de détenir une « nouvelle vérité », et viennent rappeler l’extraordinaire richesse de la saga d’une machine née il y a un peu plus de deux cents ans , « petite reine » qui n’a sans doute pas livré tous ses secrets.

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Jean-Yves MOUNIER

L’Europe à coups de pédales

Florence Ramel

L'Europe à coups de pédale de Florence Ramel

Florence est partie à 24 ans faire un tour d’Europe à vélo.
Sans expérience ni téléphone, elle s’est élancée de Vienne, en Autriche, le 1er juillet 2019.
À la débrouille, elle a mis 4 mois pour traverser 18 pays et 8 capitales, des Alpes à la mer Noire, en passant par les Balkans, la côte Adriatique et les montagnes Carpates.

Florence est une cycliste inexpérimentée, ses certitudes sont pour le moins incertaines au moment de son départ. Sa bicyclette est inadaptée, ses qualités plus qu’inégales pour se lancer dans un périple de quatre mois à travers l’Europe.

C’est pourtant ce duo improbable que le lecteur va suivre avec délice tout au long de ces presque trois cents pages remplies d’humour subtil, d’anecdotes délicates et de poèmes inspirés par l’expérience de la route.

Se muant parfois en héroïne grecque ou en princesse moyen-âgeuse, Florence n’en oublie pas pour autant l’époque dans laquelle elle vit, n’hésitant à aucun moment à mettre en pratique ses principes environementaux, ramassant, par exemple, les déchets sous le nez même de ceux qui les ont jetés.

Chaque pays traversé est évoqué à travers une écriture fluide et un regard qui ne donne pas de leçons, chaque rencontre est l’occasion de partager des valeurs humaines sans lesquelles ce voyage n’aurait pas de sens.

Une très belle lecture chaudement recommandée.

2020 – 293 pages – 12,50 € + frais de port

Autoédition disponible auprès de l’auteure ou sur son site.

Jean-Yves Mounier


Deux nouvelles publications

Six vélos pour mille bonheurs de Paul Fabre
Le vélo ? Ma passon de Gilbert Jaccon

Livres à commander sur le site de Gilbert Jaccon

Le voyage immobile

Par Jean-Yves Mounier

Septième semaine de confinement

Surplace et bicyclette


1794. Xavier de Maistre est enfermé, suite à un duel, dans sa chambre de la citadelle de Turin. J’ai entrepris et exécuté un voyage de quarante-deux jours autour de ma chambre. Les observations intéressantes que j’ai faites, et le plaisir continuel que j’ai éprouvé le long du chemin, me faisaient désirer de le rendre public ; la certitude d’être utile m’y a décidé1. Le jeune Carl Friedrich Christian Ludwig n’a que neuf ans et il lui faudra attendre 1817 pour passer à la postérité sous le nom de Drais von Sauerbronn grâce à une idée qui était de mouvoir avec les pieds un siège fixé sur deux roues, qui courent à la file2.


1884. Joris-Karl Huysmans enferme son antihéros dans un pavillon à Fontenay-aux-Roses et lui fait perdre toute conscience de la réalité extérieure. Déjà il rêvait à une thébaïde raffinée, à un désert confortable, à une arche immobile et tiède où il se réfugierait loin de l’incessant déluge de la sottise humaine3. Trois ans plus tard, une nouvelle « revue mensuelle en hiver et bi-mensuelle en été » voit le jour à Saint-Étienne, sous le titre « Le Cycliste forézien », le directeur-gérant en est un certain M. P. de Vivie4.


1944. Jean Giono, qui a beaucoup parcouru à pied, à vélo, et aussi à travers les cartes, ses chères montagnes, connait les affres de la Seconde Guerre mondiale et confie : Le voyageur immobile : où je vais personne ne va, personne n’est jamais allé, personne n’ira. J’y vais seul, le pays est vierge et il s’efface derrière mes pas. Voyage pur. Ne rencontrer les traces de personne. Le pays où les déserts sont vraiment déserts5. Au JO du 18 octobre 1944, la « nouvelle » Fédération Française de Cyclotourisme est officialisée, succédant à la Fédération Française des Sociétés de Cyclotourisme6.


Avril 2020. Le vent d’hiver souffle en avril. J’aime le silence immobile. D’une rencontre7. La moitié de l’humanité confine, au bord du précipice, aux confins de nulle part. Désirée8 se désespère, perd de l’air et se demande si, vraiment « Partir, c’est crevir un pneu9 » ?

Voyager

Dans sa première acception, le Robert – qui hésite entre être grand ou petit, entre mettre grand ou mettre petit10 – définit le voyage comme le « déplacement d’une personne qui se rend en un lieu assez éloigné ». Quant à la Rousse – qui sème à tout vent, en prenant le vent, en le sentant ou en ayant la gueule dans le vent10, à défaut de l’avoir dans le cul – elle le voit comme « l’action de voyager, de se rendre ou d’être transporté dans un autre lieu ». On le voit déjà, voyager ne met pas tout le monde d’accord, le lieu peut être autre ou assez éloigné, la constante étant de s’y rendre.

Pour quiconque a déjà fixé sur sa bicyclette un peu plus que la sacoche avant, il est clair que le voyage commence au pas de sa porte. J’embarque dans l’ascenseur mes six sacoches, puis mon vélo dressé sur sa roue arrière. Déjà, il se débat comme un insecte d’acier et m’assène un furieux coup de guidon dans l’estomac […]. Mais dès que les pneus touchent terre, il se calme aussitôt, tandis que mon rêve de môme devient enfin réalité…11

Le problème actuel est que le pas de la porte est aussi la destination finale et qu’il va être difficile, sauf à le fantasmer, d’aller voir ailleurs si les autres y sont. Certes, le voyage se passe de motifs. Il ne tarde pas à prouver qu’il se suffit à lui-même. On croit qu’on va faire un voyage, mais bientôt c’est le voyage qui vous fait, ou vous défait12.

Sous prétexte de chauve-souris ou autre pangolin, il nous faudrait donc renoncer à « la tentation de la bicyclette », Edmondo de Amicis modernes cédant devant la pression sanitaire, au risque de nuits très agitées au cours desquelles je découvrais ce délicieux dénouement de tous les liens accablants de la vie, de la liberté de l’oubli, de la domination de l’espace, de la fuite vers l’infini. Fendre l’air sans presque sentir le contact de la terre me donnait vraiment l’illusion d’être emporté au loin par deux grandes et invisibles ailes13.

Partons donc, l’imagination ne saurait être confinée et cherchons, dans le silence de nos bibliothèques et le bruit des feuilles tournées, le voyage immobile en restant conscients que chaque départ pose la question du retour et jamais le retour n’est donné. Je peux à chaque départ penser ma fin14.

L'usage du monde de Nicolas Bouvier
(suite…)

Le facteur humain

Vincent Berthelot

Préface de Claude Marthaler

Dans la rubrique « Bibliothèque » du Randonneur n° 65 de septembre 2017, je vous avais présenté Vincent Berthelot, le messager du Clepscycle, jeune retraité de l’Éducation Nationale parti sur son vélo couché à travers la France pour y distribuer des messages importants mais pas urgents. Six mille kilomètres de rencontres et de fantaisie, en toute humilité, à l’écoute des autres, à leur rencontre, sans rien imposer. Je terminais la chronique en évoquant un nouveau voyage, tout juste débuté et l’espoir d’un nouvel opus.

C’est aujourd’hui chose faite. Vincent revient avec Le facteur humain, dans lequel il reprend le texte du récit de son périple originel et lui adjoint la narration des deux suivants, établis selon le même principe de distribution de courriers manuscrits, contenant chacun une tranche de vie, des souvenirs, des douleurs, des joies, à l’image de la vie en quelque sorte.

À travers une démarche résolument à contre-courant, pas question de se presser – Vincent a parfois attendu jusqu’à trois jours pour délivrer la précieuse missive en main propre – pas question de se mettre en avant – la démarche importe plus que le messager, l’important c’est celui qui reçoit –, pas question de transformer son voyage en balade touristique dans les temples du consumérisme artificiel – Cherchons les chemins de traverse, tentons des pas de côté, ouvrons notre porte à l’improbable –, le facteur pirate affirme ses valeurs, s’interroge sur sa propre vie et la façon de la conduire et évoque avec pudeur ses déchirures, à commencer par une certaine lettre lue à l’âge de cinq ans…

La grande humanité qui se détache de ces pages et la tendresse que l’auteur porte à ses rencontres rendet la lecture de ce livre absolument indispensable, en un temps où l’individualisme et la standardisation ont valeur de loi.

2020 – 204 pages – Prix : 15 € + frais de port

Autoédition du Clepscyle.
Livre disponible sur le site de l’auteur, à la librairie Libellune de Redon (35) ou par correspondance auprès de : Christophe Buchy, Librairie Libellune, 33 Grande Rue, 35600 Redon

Le facteur humain de Vincent Berthelot

En ces temps de confinement et de temps disponible, voir également le documentaire qu’Alexandre Lachavanne – le réalisateur a accompagné le facteur dans sa troisième tournée vers la Suisse – a consacré à Vincent Berthelot pour la Radio Télévision Suisse, dans le cadre de l’émission « Passe moi les jumelles ».
Épisode 1Épisode 2
On pourra également écouter avec plaisir la chanson que le projet de Vincent a inspirée à Sanseverino et Tangomotan « Le Facteur Pirate ».

Jean-Yves MOUNIER

Paul Fabre publie

Offrandes de Paul Fabre

Les petites offrandes des grandes routes

24 septembre 2013, Paul ne le sait pas encore, mais il jouit ce jour-là de la dernière offrande d’une de ses bicyclettes chéries, elles qui, dans la dernière partie de cet ouvrage, seront le sujet d’un portrait amoureux dans lequel se retrouvera tout touriste à bicyclette ayant déjà vécu, le cul sur la selle, de si intenses moments de volupté, de souffrance, de bonheurs inattendus qui se transformeront au fil des ans en souvenir.

Tout au long de ces vingt offrandes, Paul revient, par petites touches sensibles, souvent humoristiques et toujours empreintes d’une grande humanité, sur une carrière (je suis sûr que Paul n’aime pas ce terme..) cyclotouristique riche et variée au cours de laquelle l’amitié a primé, au-delà, peut-être, de l’amour inconditionnel de la bicyclette et des plaisirs qu’elle procure.

Plaisirs comme les sourires croisés au hasard, le réconfort d’un café venu de nulle part, l’éclat des étoiles lors d’une route de nuit mais surtout, petit feu rouge de l’amitié, moqueries réciproques des compagnons de route, Port d’Aula fini à pied avec Pierre Roques.

Loin d’Eddius et son exhubérante fantaisie, loin des souvenirs du Puma de l’Aubisque, le lecteur risque de rencontrer ici, tout simplement, Paul Fabre dont la pudeur, bien dissimulée derrière sa verve légendaire, empêche d’en dire plus sur Françoise, incontestablement sa plus belle offrande.

Édité par son ami Gilbert Jaccon (dont je ne saurais trop vous inciter à lire le dernier ouvrage « Le vélo ? Ma passion !), Paul Fabre ouvre une nouvelle très belle page de la saga cyclotouristique.

2020 – 252 pages – 12 €, frais de port offerts en commandant directement auprès de Gilbert Jaccon.
Pour une commande groupée, le contacter directement : gilbertjac@orange.fr
Gilbert Jaccon Éditeur

Jean-Yves Mounier

MON TOP 5 DES RÉCITS DE VOYAGE À BICYCLETTE 2019

Cette année encore, une bonne quarantaine de récits de voyage à bicyclette ont été publiés en langue française et il n’a pas été possible de les lire tous, d’autant qu’un bon nombre d’entre eux sont parus en fin d’année, rendant ainsi impossible leur sélection dans ce Top 5 annuel.
Cependant, les cinq ouvrages présentés ci-dessous, de manière subjective et par ordre alphabétique, sauront combler le plus exigeant des lecteurs, lui apportant variété et qualité pour de très nombreuses heures de lecture en compagnie de cyclo-voyageurs soucieux de faire partager avec talent leur passion.

Jean-Yves Mounier

Paul BABLOT

Du Mékong à la Place Saint-Pierre.

408 pages, 20 €, Éditions Première Partie.

Paul Bablot a parcouru « 20 000 km à la rencontre des Chrétiens » comme le précise le sous-titre de son récit dans lequel il n’hésite pas à laisser apparaître sa foi – il évoque la Providence, il raconte son bonheur d’assister à la messe dans des lieux souvent improbables, il se place sous la protection du Christ – mais cet aspect, qui pourrait se révéler redhibitoire pour qui ne partage pas ses convictions, fait en réalité la force de ce récit authentique, riche en détails historiques et culturels, qui nous transporte avec entrain dans des pays où chaque rencontre avec une communauté chrétienne, souvent minoritaire, parfois persécutée, est l’occasion d’en apprendre plus sur le dit pays, ses habitants et, parfois, leur relation avec la religion.

Le lecteur ne partagera pas forcément l’analyse politique de l’auteur sur Israël ou le Kosovo, par exemple, mais il ressortira de cette lecture captivante plus oecuménique.. à défaut d’être converti.

Du Mékong à la place Saint-Pierre, Paul Bablot

Six ans à vélo autour du monde, Pascal Bärtschi

Pascal BÄRTSCHI

Six ans à vélo autour du monde.

292 pages, 24 €, Éditions Favre.

« One world, one bike, one dream », le slogan choisi par Pascal pour résumer sa nouvelle vie, traduit de la plus simple des manières l’orientation qu’il souhaite donner à sa vie. Rêvé pendant dix ans, ce voyage lent sur les routes du monde, voulu au départ sans limitation de temps, va transformer durablement le jeune Suisse qui nous propose ici un récit tout en simplicité, écrit avec une certaine « neutralité » propre à sa nationalité et sans doute imposée par la longueur du parcours et la nécessité de le faire entrer dans un livre de trois cents pages abondamment illustré par les photos de l’auteur.

Déjà présenté dans le Randonneur n° 72 de janvier 2020, ce récit autour du monde est appelé à devenir un classique du genre, indispensable dans toute bibliothèque d’amateur du genre.


Johan DAVID

Mon tour du monde à vélo.

192 pages. 17,90 € – Éditions Bonneton.

Format à l’italienne, texte alerte et souvent empreint d’auto-dérision, richesse photographique et qualité de la mise en page, tout est ici mis en œuvre pour rendre ce récit d’un voyage de quinze mois à travers le monde – exception faite de l’Afrique et de l’Amérique du Sud – indispensable et le ranger parmi les réussites de l’année. Les thèmes habituels de ce genre de narration sont abordés avec franchise et sans fioritures inutiles. Obtention de visas, réponses aux sollicitations quotidiennes des autochtones, charme des nuits sous la tente, rien n’échappe à la plume de Johan qui n’oublie pas non plus d’évoquer le problème des chaussettes sèches ou le supplice de manger épicé, rendant ainsi son récit singulier et personnel.

Un ouvrage hautement sympathique qui se lit d’une traite et permet de voyager à distance vers des destinations classiques mais pourtant à redécouvrir lors des longues soirées d’hiver à venir.

Mon tout du monde à vélo, Johan David

Sur les terres des frontières perdues, Kate Harris

Kate HARRIS

Sur les terres des frontières perdues.

368 pages, 22,50 €, Arthaud.

« Voyager à vélo, c’est prendre au sérieux les platitudes de la vie : la faim, la soif, l’amitié, la météo, le clapot du monde sous nos pas. »

Après avoir rêvé de Marco Polo et de voyage vers Mars, Kate découvre le voyage à vélo et sa « quotidienneté » qu’elle résume si bien dans la phrase d’introduction à ce texte. Tibet, États-Unis et surtout routes de la soie entre Turquie, pays en -stan et Chine, elle va, à travers ce récit qui articule éléments autobiographiques et impressions de la route, donner un nouveau sens à sa vie et s’apercevoir, en arrivant en Inde, que « ce n’était pas un but à atteindre, mais une excuse pour partir ». Avec son amie Mel, elle ne savait, dans sa prime jeunesse qu’aller trop loin, elle va ici aller tout simplement très loin pour s’interroger sur ce que sont les frontières, matérielles ou humaines, sur la nécessité de rester émerveillée, sur le besoin impératif d’une vie pleine de défauts.

Un très beau témoignage à déguster goulûment, comme une existence dévorée à pleines dents.


Emmanuel RUBEN

Sur la route du Danube.

608 pages, 23 €, Payot.

Remonter le cours du fleuve comme on remonte le cours de l’Histoire ; aller à rebours pour mieux appréhender la source, celle du fleuve mais aussi, et surtout, celle de l’identité européenne. Comprendre comment l’Est, pourtant peu considéré dans l’histoire officielle du Vieux Continent, fait partie intégrante des racines européennes et l’a enrichi au fil des siècles. Le projet d’Emmanuel Ruben est vaste, ambitieux, original et de sa pédalée le long du fleuve mythique, il va rapporter ce texte dense et extrêmement documenté qui demandera certes un effort de la part du lecteur mais qui lui procurera ensuite d’indicibles joies.

Présenté dans le Randonneur n° 71 de septembre 2019, cet « objet hybride entre le roman-fleuve, le manuel d’évasion – sorte d’usage de l’Europe à bicyclette – et l’atlas géopoétique » restera longtemps dans la mémoire de quiconque aura osé y plonger.

Sur la route du Danube, Emmanuel Ruben

La bibliothèque du Randonneur

Bibliothèque du Randonneur


Dans la bibliothèque du Randonneur n° 72 de janvier 2020, vous pourrez découvrir :

  • Collectif, The Rough-Stuff Fellowship archive ; une extraordinaire collection de photographies qui montrent que les tendances actuelles, « gravel » et autre « bikepacking » ne datent pas d’hier et qu’au-delà des modes, une pratique simple et dépouillée du tourisme à bicyclette a toujours existé et perdurera, à l’image de la philosophie développée au sein des Amis du Randonneur.
  • Pascal Bärtschi, Six ans à vélo autour du monde ; raconter six ans de voyage et plus de cent mille kilomètres dans un seul ouvrage de trois cents pages, voilà la gageure réussie par Pascal qui nous emporte avec lui en toute simplicité sur les routes du monde, dans la grande tradition des récits de voyages autour du monde, qui posent des questions sans y apporter de réponses formelles.
  • Gérard Bastide, Le Voyageur est un menteur ; vous pensiez que tout avait été écrit sur le voyage à vélo et sur sa narration ? Détrompez-vous, Gérard Bastide s’empare, avec sa fantaisie et sa causticité habituelle, du sujet et le passe au tamis de son imagination et de sa créativité pour nous livrer un récit hors normes, décapant et réjouissant au possible.
  • Patrick et Véronique Sinsard, Petite reine & grands romans ; lire et pédaler, deux activités chères aux lecteurs du Randonneur, activités partagées par les auteurs de ce guide original qui conduit ses lecteurs sur les traces de grands romans français, en les invitant à les redécouvrir sur les routes mêmes de leur action.

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Jean-Yves MOUNIER

Les premiers récits cyclistes : L’inévitable épopée

Par Paul Fabre

La nouveauté engendre souvent l’enthousiasme, et l’enthousiasme façonne vite l’expression. C’est sans doute pour cela que les récits des débuts d’une pratique, quelle qu’elle soit, prennent aisément des accents épiques ; des premiers comptes rendus des courses cyclistes aux premières relations de voyages à bicyclette, le vélo n’échappe pas à cette tendance, à cette constante : le glissement vers l’épopée. Au demeurant, on remarquera que l’exploit sportif, fût-il hors du domaine du cyclisme, se prête facilement au chant épique : il suffit, pour s’en assurer, d’écouter le ton enflammé des commentateurs et leur lexique de l’hyperbole (on résumera cela par le désormais célèbre gooooaaaal ! des reporters brésiliens du football). Ainsi le ton de l’épopée est-il naturellement le ton que prennent souvent les auteurs de voyages bien réels : par là, ce réel se transforme vite en légende, la légende qui est en fait le roman épique du vrai ; et si on exprime la vérité en roman, c’est pour la marquer avec force, pour mieux la revivre, pour la rendre plus sensible : on oublie facilement une anecdote, on n’oublie pas une épopée !

Je prends le mot épopée dans son acception traditionnelle et simplifiée : un récit où le merveilleux se mêle au vrai, où la légende se mêle à l’histoire, et dont le but est de célébrer un héros ou le groupe fondateur d’un peuple ; et, plus familièrement : un récit qui relate des événements réels de façon à les sublimer par les moyens divers qu’offre l’expression. C’est ce que font les premiers récits cyclistes, parmi lesquels les trois que j’ai choisis pour illustrer mon propos.

*

Considérons d’abord les titres des trois ouvrages retenus.

Alcide Bouzigues, Du 25 juillet au 2 août 1891. Voyage fantastique en bicyclette de Paris à Lannemezan (Paris, chez l’auteur, 1896 ; réédition Saint-Germain-des-Prés, Artisans – Voyageurs, 2009 ; préface d’Henri Bosc) ; Édouard de Perrodil, Vélo ! Toro ! Paris-Madrid à bicyclette 1893 (Paris, Flammarion, 1894 ; réédition Toulouse, Le Pas d’oiseau, 2006 ; présentation de Nicolas Martin ; illustrations originales d’Henri Farman) ; Docteur Ruffier, Voyage à bicyclette. De Paris à la Méditerranée par le Jura et les Alpes (Paris, éditions Physis, 1928).

On remarquera que malgré la simplicité du mot voyage qui se trouve dans deux des trois titres, l’accent vers l’épopée est exprimé ou, du moins, suggéré. Alcide Bouzigues annonce clairement la couleur avec l’adjectif fantastique : « fabuleux, mythique, surnaturel », si l’on en croit les dictionnaires ; l’énonciation temporelle (du 25 juillet au 2 août) fonctionne comme un soulignement de l’exploit. Édouard de Perrodil, de son côté, joue sur l’exotisme et l’exclamation, sur le lien entre Espagne et corrida : Vélo ! Toro ! Le docteur Ruffier paraît plus objectif, moins épique, mais il n’en souligne pas moins le caractère remarquable du voyage par l’ajout d’une précision géographique : où les deux titres précédents se contentaient de donner les points de départ et d’arrivée (Paris à Lannemezan, Paris-Madrid), celui de Ruffier apporte sa note d’exception par l’affirmation d’un itinéraire qui n’est pas forcément le plus court ni le plus facile : par le Jura et les Alpes.

Ainsi les titres donnent-ils le ton. Ce sont des marqueurs initiaux, des signaux qui annoncent la couleur du récit à venir (ils font penser au fameux click de Léo Spitzer, cet élément formel d’un texte vers lequel tout le texte convergerait nécessairement). Bien entendu, cette couleur du récit va différer d’un auteur à l’autre. Ces auteurs sont (et ont) des personnalités différentes, ils ont des professions distinctes : de Perrodil est journaliste, Bouzigues est pharmacien, Ruffier est médecin. Bien qu’ils partent tous les trois de Paris, leurs parcours sont différents, et celui de Ruffier est effectué trente-cinq ans après le premier. Bouzigues et Ruffier sont des solitaires, de Perrodil est accompagné de Farman et il sera soutenu tout au long de son raid par de nombreux compagnons ; les deux premiers roulent presque en cachette, alors que le troisième est annoncé par la presse et reçu officiellement ici et là : il est vu, avec ses compagnons, comme « los que vienen de París » ou encore comme « les diables qui viennent de Paris ».

Ces différences se feront jour dans le récit. Bouzigues accordera une grande place aux évocations poétiques et aux descriptions de la nature ; Ruffier prend le visage d’un militant qui en veut aux aubergistes, aux syndicats d’initiative, au tourisme mal compris. De Perrodil ne pense guère qu’à la route en elle-même et sous toutes les formes qu’elle peut prendre ; sa phrase est rapide, il accorde beaucoup de place aux dialogues. Au contraire, la phrase de Bouzigues est ample, souvent poétique ; celle de Ruffier est plus prosaïque, elle se penche sur des problèmes d’écologie (le barrage sur l’Agly, les devoirs du progrès : « Une usine doit des compensations à la région qu’elle enlaidit », p. 96), sur des questions de restauration (les mets frelatés, dont il est souvent question !), de technique vélocipédique (les développements, la cadence de pédalage).

Alcide Bouzigues, Du 25 juillet au 2 août 1891. Voyage fantastique en bicyclette de Paris à Lannemezan
Alcide Bouzigues, Voyage fantastique en bicyclette de Paris à Lannemezan
(suite…)

Un touriste & autres textes

Récits d’excursions à bicyclette 1899 – 1906

Adolphe d’Espinassous

Après avoir exhumé en 2018 « Vers la Méditérannée » de Paul de Vivie, alias Vélocio, présenté dans le numéro 70 de mai 2019 du Randonneur , Laurent Vigniel propose dans cette nouvelle publication les récits d’un touriste à bicyclette bien moins connu mais conteur de qualité et pratiquant assidu : Adolphe d’Espinassous.
Une courte biographie introductive permet d’en apprendre plus sur le personnage, né en 1851 et mort en 1942, pratiquant un tourisme itinérant à bicyclette avec des distances de 120 km par jour en moyenne, bien connu de Vélocio avec lequel il ne fut pas toujours en excellent terme. La contribution de d’Espinassous au Cycliste s’est en effet interrompu périodiquement, au gré des humeurs de ces deux caractères bien trempés.
Rassemblant des textes parus dans la Revue du Touring-Club de France et dans le Cycliste, parfois conjointement, cette compilation, fort bienvenue, nous replonge dans ces années où la discussion tournait autour des équipements de la bicyclette, polymultiplication, freinage, éclairage, où les pratiquants vantaient, ou non, les bienfaits du végétarisme, où les récits d’excursion vantaient souvent avec excès les mêmes sites touristiques… bref des préoccupations pas si éloignées de celles de nos contemporains !
Complété par des photographies d’époque et le profil des pentes de H. Dolin, ce livre constitue un document exceptionnel à lire absolument.

2019 – 432 pages – Prix : 20,90 €

Auto-édition disponible via Vélotextes, le site de Laurent Vigniel

Un touriste & autres textes

Jean-Yves MOUNIER