Le Randonneur

Un livre, un cycliste :

Mes rayons de soleil, de Louis NUCÉRA

Vous êtes comme le Facteur Cheval, dit-elle. Lui se baladait à vélo pour ramasser le matériau indispensable à l’édification de son palais idéal à Hauterives ; et votre palais à vous, ce sera le bouquin à venir avec vos impressions et les choses vues au hasard des chemins… Car attention : c’est le voyageur qui fait la beauté d’un paysage.

Louis Nucéra - Mes rayons de soleil

L’action se situe au Logis de Beaulieu, en Charente, en mai 1985. Louis Nucéra y fait étape avec Suzanne, sa femme. Il est, depuis le 6 mai, sur son Tour de France, à vélo, en hommage à son grand-père et à son ami « la Chenille ». Ce dernier, compagnon de randonnée est infirme, paralysé :

Un accident… Moi qui ai descendu des cols à vélo à quatre-vingts à l’heure sans une égratignure, c’est sur un trottoir, en sortant d’une boulangerie, qu’une voiture m’a fauché… On m’a cru mort… Il eut mieux valu…

Écrivain reconnu, plusieurs fois récompensé, prix Interallié en 1981, grand prix de l’Académie française en 1993, Louis Nucéra est, dès sa plus tendre enfance, passionné de cyclisme :

Jour après jour, sans faiblir, ma vocation se trempait. Peu de semaines s’écoulaient sans que je n’affirme en famille et aux copains d’école : « Je serai coureur cycliste ! » Je le fus. Oh, de bien modeste manière… L’anonymat restait mon lot… La compétition me boudait ? Tant pis. Le cœur gros, je l’avoue, j’abandonnai le campionissimo de pacotille et ses chimères pour me vouer au cyclotourisme. À moi les routes en solitaire à travers les champs nappés de lavande, les parfums d’eucalyptus, les buis, les fenouils d’honorable stature, les forêts, la boussole infaillible de la beauté et de l’effort sertie dans le guidon.

Il fera un récit de son Tour de France, édité en 1987 chez Grasset. S’il a beaucoup écrit, une trentaine de romans essais et autres chroniques, seulement deux de ses œuvres portent sur le vélo : Le roi René, hommage à René Vietto, son idole, et Mes rayons de soleil, récit de sa circonvolution hexagonale. (Grand prix de la littérature sportive en 1987)

C’est un très vieux rêve : en 1896, son grand-père accomplit, en six jours, un Nice-Lyon-Nice. Il avait 26 ans, fait relaté de manière dithyrambique par l’Éclaireur de Nice et du Sud Est…

Ce qu’avait accompli mon aïeul, pourquoi ne pas l’entreprendre, pourquoi ne pas profiter davantage de l’allègement des vélos et d’un macadam mieux bichonné ? À peine née, l’idée s’installa et se développa en moi. Elle se mêlait à un appétit de vie primordial. Je me voyais escaladant Alpes et Pyrénées, longer les frontières, débouler le long de la Manche et de l’Atlantique, renifler l’air de la Méditerranée quand les vagues brodent à points d’argent les rivages. Si grand-père s’était satisfait d’un Nice-Lyon-Nice, c’est la France entière que j’allais sillonner ! C’est ce que je fis, par petits bouts, région par région. Mais un autre projet mûrissait. Vaste ! Lumineux ! Faire le Tour de France !

On ne confondra pas ce récit avec Du soleil dans mes rayons de Pierre Roques, paru en 1976, dont une partie évoque, elle aussi, un tour de France cyclotouriste. Mais les parcours et la manière diffèrent. Pierre et son ami Henri Bosc effectueront, en duo, le Tour de France Randonneur, brevet FFCT. Il en est autrement pour Louis :

Faire le tour de France : pas n’importe lequel, dicté par le hasard, comme en une vulgaire loterie. Celui dont je me devais d’emprunter les routes m’était imposé par le souvenir. Son vainqueur, Fausto Coppi.

1949, 1952 : Coppi avait remporté deux Tours de France. Lequel choisir ? C’est pour celui de 1949 que j’optai : il s’agissait de sa première victoire. Cette année-là, il avait aussi gagné le Tour d’Italie. (Dino Buzzati relate avec élégance et maestria cette épopée, il faut lire Sur le Giro 1949, préfacé par Éric Fottorino, aux éditions So Lonely, 2017). L’exploit tenait du miracle. Nul avant lui n’avait réussi ce doublé.

De Paris à Paris, 4 813 kilomètres. (…) Le tracé s’autorisait des incursions en Belgique, Espagne, Italie, Suisse ; si l’avenir des grimpeurs est aux cieux : Aubisque, Tourmalet, Peyresourde, Allos, Vars, Izoard, Mont-Cenis, Iseran, Petit et Grand Saint-Bernard s’offraient à leur béatitude et à mes peurs.

Carte tour de France 1949
Itinéraire du tour de France 1949

Profondément ému après sa visite chez « La Chenille », désormais cloué sur un fauteuil, il s’engage :

Cette nuit-là, chez moi, je décidai de ne plus reculer. Cent mille diables étaient à mes trousses ; je me trouvais au pied du mur. Mon Tour de France, je le ferais, sans tergiverser. Deux mois m’étaient nécessaires, au moins, si je voulais rouler, voir des choses et des gens. Ces deux mois de liberté, il me fallait les obtenir. Je les obtins. Ce livre que je portais depuis des années allait naître. 

Trente-six ans plus tard, je suis là, bien aise de plier bagage… Suzanne, ma femme, m’accompagne. Elle me suivra ou me précèdera en voiture. Nous sommes convenus de cette stratégie depuis un bon bout de temps.


Le départ se fera de Livry-Gargan : Il est temps de prendre le large. Il fait frisquet. J’ai une tenue presque hivernale : cuissard long, pull-over sur le maillot à manches longues. Nous sommes le 6 mai, il est 8 h 30.

La première étape, par Meaux, Château-Thierry, Épernay, venteuse et parsemée de côtes sévères conduit à Reims. Il faut deviner l’itinéraire, tant les références historiques, littéraires, philosophiques qui surgissent lors du récit de la journée – et qui sont pour beaucoup dans l’intérêt de l’ouvrage –, sont nombreuses. Mais vous, cyclotouristes émérites, savez combien le fait de rouler seul est propice à la réflexion ! Fatigué par cette longue journée, notre cyclotouriste ne visitera pas Reims.

Les cent quatre-vingt-deux kilomètres que j’avais dans les jambes ne m’en laissèrent pas le loisir. Après un bain et un copieux repas, un sommeil de plomb s’abattit sur moi.

Notre homme voyage léger, ne s’encombrant pas de bagage. C’est ce qu’il confie, le lendemain, en route pour Dinant, en Belgique. Il quitte Reims le 7 mai au matin :

Dessin de Félix

Deux sacoches à l’arrière, une à l’avant sur le porte-bagages, des pneus demi-ballon, il semble promener son buste tant il se tient roide sur sa bicyclette à garde-boue. Rien ne vient léser la partie haute de son corps : ni les écarts imposés par les obstacles de la route, ni la rapidité de ses jambes. Mi-hiératique, mi-remuant : il va. Si vite, malgré ses fardeaux, que cela me jette dans la nécessité de dire que je ne suis pas à la fête à son côté. Il est jeune.

Il m’a rejoint à la sortie de Reims, au pied du Mont de Berru. Quand il m’a doublé, j’ai pensé qu’il pouvait être un des derniers représentants de la « Gaule chevelue » région qui englobait la Champagne à l’époque de la conquête romaine, bien après que Reims se fut appelé Durocortorum, ce qui signifie « forteresse ronde » ; mais je ne vous apprends rien. Ses cheveux longs, blonds et bouclés cessent souvent de reposer sur ses épaules : ils flottent à l’air. Acclimaté à sa superbe, je me porte à sa hauteur et lui adresse la parole en traversant La Neuville-en-Tourne-à-Fuy, dont le nom évoque une déculottée prise par les Anglais durant la guerre de cent Ans. Est-il fâcheux d’y faire allusion ?

Ce musclé compère d’un jour est anglais, va visiter l’Allemagne via le Luxembourg. Il s’enquiert de l’équipage de Louis. « Vous n’avez pas de bagages ? »

Dois-je avoir honte de lui avouer que mon dessein est de coucher dans une chambre tous les soirs, de prendre une bonne douche, de changer de linge, de dîner au restaurant, de visiter les villes étapes à pied, mais frais comme l’œil, enfin de vivre une période de vacances, insolites sans doute, mais cossues. Dois-je lui dévoiler que ma femme m’attend à chaque halte, parfois chez des amis, plus souvent dans des hôtels ? Dois-je lui annoncer, avec gêne et diplomatie certes, que cette prodigalité nous l’avons préméditée ? Si j’en crois sa réaction, l’idéologie de la culpabilité – pour ce qui concerne les fastes d’autrui, bien sûr –, n’a fait nul ravage en lui. J’ai bien de la chance. Il me parle de la difficulté de grimper les cols avec une bicyclette aussi chargée que la sienne, de ses tribulations pour dénicher où se reposer la nuit.

Deux conceptions du cyclotourisme, qui se côtoient, pour une journée, de concert.

Je fixe tantôt son porte-bagages, tantôt la chaussée au-devant de lui. Des images défilent, des impressions se gravent en moi sans même que j’en sois avisé. Petit à petit, je me vois en coureur dans le Tour de France 1949. Dopé par le rêve, le géant de la route s’agite sous mon front. C’est une vieille obsession, on le sait ; un abonnement au mythe.

Lire Mes rayons de soleil, c’est lire deux récits : Le tour de France de Louis Nucéra, et le Tour de France 1949, étapes par étapes à travers de savoureuses chroniques, inspirées des écrits des « coursiers », comme on appelle ces chroniqueurs dans le peloton. L’auteur passe d’un récit à l’autre, comme s’il avançait dans deux dimensions, aux tracés parallèles, mais pas à la même vitesse. Reims-Bruxelles en une étape pour les coureurs, deux pour notre cyclotouriste, qui consacre aussi du temps pour visiter, à pied, les villes étapes. Dinant, ce soir, donc. Avec 170 kilomètres au compteur.

Étape à Bruxelles le lendemain, seulement 110 kilomètres, et du temps pour boire une « gueuse », une Liefmans « Au Vieux Spijtigen Duivel » ;  j’eus l’impression de viser la porte en sortant. Soirée chez un ami, médecin et vélocipédiste. Le lendemain, relâche…

Après Bruxelles, toujours suivant l’itinéraire du Tour de 1949, ce sera Boulogne-sur-Mer via Lille, la Normandie, Rouen, Caen, pour arriver à Saint-Malo, aux Sables-d’Olonne, à La Rochelle, à Bordeaux, à San Sebastián, et enfin, au pied des Pyrénées.


Cent trente kilomètres me séparent de Pau. Puis-je avouer que j’attends ce moment depuis des années ? Jamais je n’ai escaladé un grand col pyrénéen, de ceux qui ont fait la légende du Tour de France. Demain, respectueux de l’Histoire, je serai à pied d’œuvre, face à la nature qui ignore la lésine quant au spectacle.

« Baisse la tête, t’auras l’air d’un coureur ! » Je sais d’expérience que je n’aurai jamais l’air d’un grimpeur, ces êtres d’exception qui frappent leur médaille de leur vivant. De là à renoncer aux séances de solfège qui, à force de répétitions, me permettent de hisser, vaille que vaille, mes soixante-treize kilos vers les sommets les plus rebelles, il y a un pas que je ne suis pas prêt à franchir.

Il est temps pour nous de nous intéresser un peu à la monture de l’auteur.

Il s’agit d’une bicyclette légère, montée sur de fins boyaux, de marque Gitane, sans doute neuve. Je l’imagine d’un magnifique rouge métallisé, je ne sais pas pourquoi… C’est après Bruxelles que Nucéra la baptise :

Et le vélo ? J’en suis si satisfait que je décidai – tel Robert Louis Stevenson baptisant son ânesse Modestine lors de sa marche Le Monastier – Saint-Jean-du-Gard à travers les Cévennes – de lui donner un surnom féminin. Est-il plus bel hommage ? À la réflexion, je lui en attribuai deux : la Gracieuse quand j’éprouvai la sensation d’aller grande erre, la Boudeuse si, comme dans la montagne de Reims, je devais zigzaguer sur la route pour ne pas interrompre l’escalade. La Boudeuse avait un autre argument : n’était-ce pas le nom de la frégate de Bougainville découvreur, entre autres terres inconnues, des Grandes Cyclades ? De sorte que, même dans ces archipels lointains, le mot cycle a pignon sur rivage.

Ai-je abusé de détails techniques dès les prémices de cette relation de voyage ? Me suis-je trop attardé sur les problèmes d’intendance, les difficultés affrontées : le vent, les quelques pavés mal léchés, les gravillons car il est indéniable que les Ponts et Chaussées se moquent çà et là de la peuplade cycliste, les bouteilles éclatées et autres débris de verre puisqu’il faut bien que les plaisantins en goguette s’ébaudissent, les ralentisseurs, les moments de perplexité devant les absences de panneaux indicateurs ?… Puis-je donner mon opinion ? Il me semble que j’ai plutôt été circonspect. Est-ce aveuglement ? L’heure est venue de parler boutique et de sacrifier un peu au jargon. Que l’on avance à travers la gaze des brumes, sous les ardeurs du ciel ou giflé par le froid, entre Pau et Luchon la montagne est là. Pour l’amadouer, créature « juchée sur deux roues et une équation », le vélocipédiste dépend davantage encore de la précision. Depuis Livry-Gargan, dotée de trois plateaux à l’avant (32, 42, 51), la Gracieuse s’était contentée d’une roue-libre de sept couronnes allant de 14 à 21 dents (14, 15, 16, 17, 18, 19, 21) pour franchir les obstacles. Mais comme à vélo il est convenable de ne pas montrer plus de prétention que d’étoffe, et plus spécialement quand pointent les cimes, je m’empressai, à la veille de mon baptême pyrénéen, de changer de roue arrière ; des pignons de 15, 16, 17, 19, 21, 23, 25 dents, montés sur une roue de rechange sagement prévue, remplacèrent les rapports jusque-là employés. Au pis, dans les pourcentages les moins accommodants, un braquet de 32X25 devait m’autoriser à ne jamais renoncer. Mon expérience du Ventoux, de l’Izoard, du Galibier, du Braus ou du Turini me le laissait espérer. Inutile de préciser qu’un développement se calcule en divisant la denture dont on use sur le pédalier par celle de l’arrière et en multipliant le diamètre de la roue par le résultat de cette division. Mais qui n’est pas ferré, que diable ! en cette mathématique des pelotons ?

Pas ferré tant que cela, l’auteur, et son correcteur : il ne s’agit pas du diamètre, mais de la circonférence de la roue, diantre ! Les Amis du Randonneur le savent !

Mais partons donc à l’assaut de l’Aubisque ; nous nous attarderons sur les douze derniers kilomètres. Parmi les Amis du Randonneur, existent deux catégories : ceux qui ont déjà gravi l’Aubisque, et qui seront là contents de confronter leur expérience, et ceux qui le découvriront ainsi. Nous sommes à Laruns, et quittons la vallée du Gave d’Ossau (à la page 134) avec, en fond sonore, l’ouverture les Hébrides, de Félix Mendelssohn, puis la symphonie n°3, dite Écossaise.

Col d'Aubisque

Il me restait douze kilomètres d’ascension. Vite, je n’eus de regard que pour ma roue avant. La Montagne Verte, les forêts de hêtres, de mélèzes, de sapins et de pins, les crêtes neigeuses de la Pêne-Blanque, les pics du Ger et du Gabizos, les cascades, la Latte de Bazen, Laruns, tout en bas, avec ses toits d’ardoise, ne me laissaient pas indifférent, mais la pente sollicitait toute mon énergie. Le long des ruisseaux, la neige se faisait abondante. (…) J’étais contraint d’user des ultimes ressources que me donnait le braquet de la Gracieuse ; il est vrai qu’à cet endroit, la dénivellation est de 13 %. Un répit survint peu après. Un âne me dévisagea. J’eus la sensation que ses yeux de velours s’apitoyaient. Ses oreilles velues s’agitèrent, il retroussa ses lèvres, montra ses dents et se mit à braire à deux reprises. Comme je l’entendis distinctement déclarer : « Chacun prend son plaisir où il se trouve !», l’inquiétude me gagna. Mon rayon se manifestait-il ? Qu’aurait dit grand-père ?

Dessin de Félix - Aubisque

Faisons ici une halte, et parlons de ce « rayon », qui fait référence au titre du volume que nous décortiquons ici.

Je suis venu au monde à l’ombre précaire d’une bicyclette suspendue entre ciel et terre.

Ainsi commence Mes rayons de soleil. La bicyclette, c’est celle du grand-père, un peu fada, mais surtout fou de vélo.

Il était de notoriété familiale qu’un coup de soleil avait frappé grand-père en sa jeunesse. (…) Le diagnostic fut tôt fait. Des rayons de soleil, au gros de la chaleur, avaient pénétré dans la tête de l’imprudent ; ils n’en n’étaient pas ressortis. (…) Il prétendait que les rayons qu’il conservait dans son cerveau s’allieraient aux rayons des roues et leur donneraient des ailes.

Plus tard, il emmena Louis voir une course cycliste et le petit rentra fourbu, mais heureux. Et depuis :

Comme chez mon grand-père, le rayon de soleil s’obstina à habiter mon cerveau. Je ne rêvais que de course à vélo, insistant sur le mot vélo car, avec mes airs avantageux, une bicyclette ne me suffisait plus.

De retour sur les pentes de l’Aubisque :

Gourette s’offrit à ma vue. Alors ce fut un changement du tout au tout. Le ciel répudia ses clartés. Des travaux rendaient la route trempée par la fonte des neiges, glissante et boueuse. Tout était dur, nu, impressionnant. Je me rendis compte de but en blanc que le bruit de l’eau qui galopait de rochers en galets, de cascades en lits bien lisses, qui bouillonnait, moutonnait, s’engouffrait, ce bruit qui accompagnait ma course depuis les vallées du Néez, d’Ossau, les gorges de la Sourde et du Valentin, avait cessé ; j’étais seul dans le silence ; il me sembla trop grand pour moi. Dans le cirque superbe et gigantesque qui entoure Gourette, un chien aboya. (…) Quatre kilomètres me séparaient du sommet de l’Aubisque. Je tournai à gauche et m’engageai sur la route. (…) Je grimpais à la façon des pèlerins de jadis qui progressaient de trois pas et reculaient de deux pour atteindre Jérusalem. Chez eux, il s’agissait d’un vœu expiatoire. Pour ma part, si je zigzaguais, c’est que je ne pouvais faire autrement : la pente était trop raide. Peu importe la pesanteur du style. Vacillant ou non, j’avançais dans l’immensité lugubre. Brusquement, je fus entre deux murs de neige. En un instant, le Gotha du cyclisme m’apparut.

Je vis d’abord Bernard Hinault, dans le Stelvio, appelé encore la « Cima Coppi », au cours du Tour d’Italie 1980. Lui aussi grimpait dans une trouée blanche. Je me mis en danseuse et pénétrai dans un lacet que je pris le plus large possible ; à la sortie, j’étais Hinault. Plus de doute, mon cabochard de rayon revenait à la charge. Tel que je le connaissais, pas de risque qu’il s’atrophie ou s’anémie comme ces muscles qu’on n’exerce jamais. À la moindre occasion, voilà qu’il surgissait. À la hauteur des Crêtes-Blanches, des hommes trempés de sueur et de larmes rappliquèrent. J’étais escorté par Adelin Benoit et son masque de glaise tel qu’à l’arrivée de l’étape Bayonne-Luchon en 1925, par Vicente Trueba dit la « puce de Torrelavega », par Charly Gaul, Bahamontes, Ocaña, Van Impe et tant d’autres qui surent se donner les moyens d’accomplir un destin peu banal. Le sport cycliste est un démiurge. Les générations se confondaient. Mon vieux coup de soleil aidant, le mirage des cimes faisait son œuvre. Au sommet, la pluie disparut comme par enchantement ; je me trouvais seul sous le ciel d’un blanc mat. C’était du sol brillant et du perpétuel émerveillement de la neige que la lumière surgissait. Un vent léger traînait des parfums de pureté. La nappe de solitude conférait davantage de majesté au décor à grand spectacle qui m’emplissait les yeux.


Le col est fermé. Ne pouvant redescendre par le Soulor, qu’il gravira le lendemain, l’auteur rejoint Pau et Suzanne par la même route qu’à l’aller. La neige lui interdira de franchir l’Aspin, le privera d’une partie du Tourmalet. Ce sera ensuite Peyresourde, puis le Portillon et Superbagnères.

Bref, ces trois monuments pyrénéens de la chanson cycliste tentèrent par tous les moyens de saper ma ténacité. Ils n’y parvinrent pas. Vaille que vaille, j’arrivais au bout de mes peines ; la nature était en habit de lumière ; un opéra du bonheur se donnait pour moi.

Là encore, cela mérite d’être lu, mais il nous faut avancer… Faisons fi de l’étape Luchon-Toulouse, filons en Provence par Nîmes pour rejoindre Marseille et Bandol via Aix-en-Provence. L’étape suivante mène à Cannes.

L’aube s’est levée depuis peu quand je laisse Bandol. (…) Les mystères de la nuit s’effacent pour laisser place à d’autres. Des formes floues s’effilochent et se dissolvent dans le ciel ; une houle profonde donne aux vagues un rythme lent. L’air est vif, je l’aspire goulûment.

Nucéra aime les départs au petit matin :

Je ne regrettais pas, à l’instar de grand-père, les départs à l’aube quand aucun pas encore n’anime les rues, qu’une cloche résonne dans le calme, qu’un fragment de lune, mince comme une parenthèse, s’apprête à quitter le ciel. Bientôt les choses se distinguent mieux. À regret, la nuit cesse de posséder la terre. Une frise mi-argentée mi-dorée couronne les crêtes. À vue d’œil, elle s’agrandit. Le petit matin descend de ramure en ramure. (…) Dans les jours d’euphorie, il semble n’y avoir ni vent, ni douloureux surplomb, ni erreur de braquet, ni lassitude pour les vélocemen. (…) L’infini est à portée de roues.

Sous les palmiers d’Hyères, habillée de noir, montée sur un vélo de compétition, une femme d’une trentaine d’années vient à ma hauteur. On se toise. Je crois lire dans son regard une condescendance goguenarde. Elle me double : je tente de m’accrocher à sa roue. L’abri n’est pas grand : elle est menue. (…) À la Londe, après le Gapeau, dans le vallon de Pansard, je m’efforce d’engager la conversation. À Bormes-les-Mimosas, dans une profusion de fleurs et de verdure, je sais que mon équipière d’un moment est parisienne : elle est en vacances à Toulon, a escaladé deux fois le Mont Faron, sillonne depuis douze jours le massif des Maures, la forêt du Dom, s’enchante des paysages et se sent prise de fureur quand elle constate les méfaits des incendies. Elle a des taches de rousseur sur le visage, une peau laiteuse, des yeux gris. Ses cheveux cuivrés sont en partie cachés par une casquette.

C’est difficile de soutenir votre cadence, dis-je.

Pourtant je ne force pas.

Le Lavandou, Saint-Clair, La Fossette, Aiguebelle, Pramousquier, Le Rayol : nous demeurons silencieux, elle devant, moi dans son sillage. Dans la côte qui précède la plongée sur Cavalaire, mon amour-propre m’empêche de la laisser filer. Est-ce sa minute de bonté ? Sous prétexte de mieux apprécier le cap Bénat, les îles d’Hyères, les chênes lièges et les pins, bien avant le domaine « Le Dattier », elle ralentit l’allure. Tout en prenant soin de doser ma respiration, afin de ne pas trop paraître à bout de souffle, je lui demande si elle participe à des courses.

Non, se borne-t-elle à répondre (…).

Vous roulez beaucoup !

Je prépare les grandes randonnées d’été… Les nerfs ne résistent pas au métier que je fais… Je suis infirmière dans un hôpital pour enfants. De grands malades, des blessés… L’injustice de leur sort est telle, leur souffrance et la douleur des parents si abominable, que si je n’avais pas découvert le sport, j’aurais changé de profession ou je sombrerais… Quand on voit de petits cercueils, c’est terrible ; on ne s’habitue pas… Le vélo est ma sauvegarde.

Après Cannes, il s’agit de rejoindre Briançon :

Je m’interroge en ce dimanche de juin. (…) Il a plu dans la nuit, la route est mouillée, et me voilà roulant vers Barcelonnette où, après cent soixante-douze kilomètres, dont quelques grimpettes comme le col d’Allos qui culmine à 2 250 mètres, Suzanne et moi coucherons. Quel gros temps fera-t-il en haute montagne ? La foudre frappera- t-elle ? Le froid ? L’inclémence la plus rébarbative ? À coup sûr mon rayon de soleil gigote dans mon crâne et nul sorcier ou magicien. (…) L’inquiétude a tôt fait de s’évanouir. Comme toujours, cent pensées me traversent, des souvenirs de lectures, des bouts de chansons…

Et de citer Nabokov, Gombrowicz, André Blavier, Tchekhov, Maurice Maeterlinck…

Bref, tel qu’en « Lou Ravi » un raid à vélo me transforme, je rêvassais, la mémoire aiguisée, et je roulais bon train vers la place des appels, le lieu épique par excellence pour la gent cycliste : les vertigineux sommets des Alpes.

Au pied d’Allos. Ce matin, j’ai déroulé le périple de Nucéra au calme, sans musique, sans radio, juste à l’écoute de la symphonie des mots de l’écrivain, charmé par l’écriture simple, concise mais si précise, si vivante, aux mots choisis. Le besoin de musique se fait sentir ; comment habiller d’un fond sonore de tels paysages ? Strauss et sa Symphonie alpestre ? Trop vaste, majestueuse, écrasante. Grieg et les Suites de Peer Gynt, qui m’ont accompagné, il y a bien longtemps, sur les pentes escarpées des fjords norvégiens ? Finalement, ce sont Les Océanides, puis les suites 1 & 2 La Tempête de Jean Sibelius qui m’accompagnent.

Pour accéder au col d’Allos, Nucéra emprunte d’abord la fameuse « route Napoléon ».

Cette route n’était qu’un chemin muletier lorsque Napoléon, au retour de l’île d’Elbe, l’emprunta, depuis Golfe Juan, pour rejoindre Grenoble. Maintenant, c’est un boulevard creusé dans un roc. (…) Tout est âpre, aride, blanc, nu. Une harmonie parfaite jette le promeneur dans une féerie.

Nous suivons sa progression : Saint-Vallier-de-Thiey, Col du Pilon, Pas de la Faye, Escragnolles, Col de Valferrière « me semble(nt) aisé(s) à grimper ; j’ai la précaution de le(s) franchir lentement comme marchent les montagnards qui savent doser leurs efforts. Dans la cluse de Séranon, il fait frisquet. (…) Après le Logis du Pin, c’est le col de Luens ; la riche palette des champs de marguerites, de pâquerettes, de coquelicots, de fleurs or, bleu, tabac, ne m’empêche nullement de souffrir de la dénivellation de la route. (…) Après La Garde, glycines et genêts coiffent la nature de jaune. La vallée du Verdon est là ; des souvenirs viennent à ma rencontre ; j’ai roulé assez fréquemment en ces lieux. Mon allure différait de celle d’aujourd’hui ; les années passent.

Castellane : je fais un point sur mon atlas routier, suivant la progression de notre randonneur. Plus de soixante-dix kilomètres encore pour atteindre le col d’Allos. Il faut rejoindre Colmars, puis Allos.

Dessin de Félix - Soleil

Je grimpe vers les neiges, vers ces éperons et ces croupes où planent les rêves des vélocemen dans l’âme. Il est des chants trompeurs ; parfois les chemins du paradis sont parsemés d’épines. Un chien aboie et me court après sans trop de conviction ; il semblerait qu’il ait souhaité ne pas déroger à des pratiques ataviques. Je n’ai jamais connu des moments d’euphorie dans l’ascension de ce colosse des Alpes. En ces occurrences, on déplore de ne pas s’être entraîné assez. On prend alors d’excellentes résolutions ou, à rebours, ce qui est rarissime, on décide de renoncer à tout jamais. Allos : 1 425 mètres. Est-ce un leurre ? Je progresse assez bien dans le village, le plus souvent assis sur la selle. (…) Travaux, neige, glace, font de la route un bourbier. (…) Au-dessus de ma tête, des lacets. Vont-ils finir ? (…) À la borne 3,300 km, je doute de pouvoir continuer. Un bref faux plat me retape. Je roule à travers deux murs de neige, veillant à éviter les ornières. (…) Enfin, c’est le sommet et, sans transition, le déluge. Des cieux, de la roche, sur le bitume, l’eau tombe drue et dévale. La montagne gronde. Elle fait aussi peur que la mer par mauvais temps. Suzanne a-t-elle été prise dans de pareilles trombes ? Enfilé à la hâte, mais fermé avec soin, l’imperméable me couvre mal. J’ai les jambes nues, les pieds trempés. À l’inverse de ce qui doit se faire, je suis obligé de freiner presque continûment car je redoute les fondrières recouvertes par la pluie. Et si je cassais une roue ? Si j’éclatais ? Les éclairs, les coups de tonnerre m’entourent. La branche d’un arbre s’abat devant moi. La forêt domaniale du Bachelard craque sous l’emprise des vents. Je suis à vingt, quinze, dix kilomètres de mon but. Des torrents s’improvisent ; il y a des bruits de cataractes. (…) Jamais je n’ai autant souffert dans une descente. Et Suzanne ? Neuf kilomètres encore et c’est Barcelonnette. (…) Dix minutes plus tard, à l’hôtel, Suzanne est là. Je sens combien elle s’est tourmentée pour moi. On s’embrasse ; frigorifié, trempé, crotté, je cours vers la salle de bain. (…) Assis à mon bureau, revivant, des mois après, cette plongée sur Barcelonnette, j’en frémis encore. (…) Comment ai-je pu laisser Suzanne seule par ces voies de montagne, avec son permis de conduire si récent ? L’inconscience nous saisit à tout âge.


La météo perturbera beaucoup la suite du périple ; cols fermés, précipitations incessantes. Dans une éclaircie, le col de Vars sera vaincu, comme Montgenèvre et Mont Cenis. Il faudra renoncer dans la montée du Grand-Saint-Bernard. Aoste-Lausanne se fera, en grande partie, en voiture avec Suzanne. Belfort sera rejoint, là encore, à l’abri de la Renault 11. Ensuite, Louis peut enfin remonter sur la Gracieuse qui boudait pour rejoindre Colmar : Le temps est si incertain que ces quatre heures à rouler me semblent interminables. Mais nos amis passeront un bon moment dans cette perle alsacienne.

Il faut passer le col du Bonhomme pour rejoindre Nancy :

Bientôt c’est la grande respiration de la montagne. (…) Tout est calme et j’ai la sensation de grimper sans peine. Des querelles d’oiseaux me parviennent. La houle paisible qui berce les sapins n’en est pas troublée. La route est magnifique. Ni le mystère des bois, ni l’envoûtement qui émane des feuillages ne paraissent souffrir de cette trouée tracée par la civilisation. Le plaisir de cet instant atteint un apogée. C’est là que l’on se prend à croire que ce qu’il y a de mesquin en nous va s’effacer à jamais ; on s’illusionne.

Saint-Dié, Raon-l’Étape, Baccarat, Lunéville, avec un vent contraire, et une circulation qui s’accroît. 

La Lorraine me boude ; quant au trafic, il répand l’effroi. Suzanne a pressenti mon déplaisir. Tel un bon samaritain, elle se tient sur le bord de la chaussée. Moins d’une demi-heure plus tard, un bain chaud efface toute contrariété. De pâles rayons de soleil griment le ciel. Je pense à un passage d’un livre d’Emmanuel Bove : « Ma bicyclette, que je soignais de la même manière que moi, négligent de la poussière qui la recouvrait, mais soucieux des roulements, par une prédisposition de mon esprit plus porté vers le fond que vers la forme », et puis aussi à une phrase de Georges Simenon dans Le matin des trois absoutes, nouvelle d’abord intitulée : Le vélo de l’enfant de cœur : « On ne lui permettait pas de rouler à vélo avant le printemps, pour ne pas l’abîmer. » Nous sommes au printemps. Orage, boues : la Gracieuse n’a pas été épargnée ! Un bon palefrenier l’eut nettoyée avant de se laver lui-même.

Mes enceintes diffusent Scènes d’enfants, de Robert Schumann. Après ces étapes montagneuses, retour au calme. C’est bientôt la fin du voyage, et on se sent plus romantique, comme à la fin de l’été.

Place Stanislas
Nancy – Place Stanislas

Notre véloceman se remet en selle pour sortir de Nancy où le couple a fait étape, visitant là encore la cité lorraine : En somme, dit Suzanne, le Tour de France, tu le fais autant à pied qu’à vélo. N’est-ce pas là tout l’art de pratiquer le cyclotourisme ? Peu importent la bicyclette, la manière de rouler, c’est ce mélange d’intense activité physique et culturelle qui donne le sel à notre loisir, art de vivre.

Rapidement, à Void, il délaisse la Boudeuse :

À Pagny-sur-Meuse, exaspération et découragement me saisissent. Comme sur la route de Nantes, comme à Bordeaux, la signalisation se montre insuffisante. Se tromper de direction en voiture est fâcheux ; à vélo, les kilomètres à rattraper sont plus longs ; mais qui se soucie des cyclistes ? Je fonce tel un furieux jusqu’à Void – patrie de Georges Cugnot – où Suzanne doit me guetter si elle ne s’est pas égarée. Je l’aperçois ; colère et anxiété s’effacent. (…) Un baiser, un regard ; cinq minutes après, la Boudeuse rangée, je m’assieds dans la Renault.

Nucéra se remettra plus tard dans la journée en selle, à La Ferté-Gaucher. Ne lui en voulons pas, il aura ainsi évité les mornes paysages de la Champagne pouilleuse, qu’il aurait trouvé bien monotones après son long périple. Il rejoint ainsi la rue Caulaincourt, en plein Paris, via des routes qu’il connaît si bien. Sa grande boucle aura duré trente-neuf jours.

Il fait un bilan :

En vérité je ne me suis pas dérobé par paresse à certaines portions de route du Tour de France 1949. Mais en raison d’une circulation intense, de la pluie, de la neige, d’une signalisation désinvolte, je n’ai pas parcouru la totalité de son trajet à vélo. Sur les 4 813 kilomètres prévus, 700 environ manquent à mon carnet de route ; pour être en règle avec soi, ce qui, à l’évidence, réclame le plus d’effort, il convenait que je rattrape ces bornes perdues. C’est fait. (…) Le moment est venu de se taire. Et de reprendre la route dès demain, toujours fureteur et attentif, surpris, enchanté ou attristé. Le spectacle du monde continuera bien un jour sans nous, mais puisqu’on y est, autant y puiser nos petites parts de volupté.

Comme Vélocio, comme Patrick Plaine plus récemment, c’est d’un « banal » accident de la route, alors qu’il était à vélo, à Carros, en banlieue de Nice qu’il décède le 9 août 2000. Il avait 72 ans.

La bibliothèque de Nice porte son nom.

Depuis 2002, le prix « Les Soleils de Nucéra », créé par l’association « Lire à Saint-Étienne », récompense un roman publié dans l’année dont le thème principal concerne le cyclisme.

Alain FAMELART