Par Jean-Yves Mounier
Septième semaine de confinement
Surplace et bicyclette
1794. Xavier de Maistre est enfermé, suite à un duel, dans sa chambre de la citadelle de Turin. J’ai entrepris et exécuté un voyage de quarante-deux jours autour de ma chambre. Les observations intéressantes que j’ai faites, et le plaisir continuel que j’ai éprouvé le long du chemin, me faisaient désirer de le rendre public ; la certitude d’être utile m’y a décidé1. Le jeune Carl Friedrich Christian Ludwig n’a que neuf ans et il lui faudra attendre 1817 pour passer à la postérité sous le nom de Drais von Sauerbronn grâce à une idée qui était de mouvoir avec les pieds un siège fixé sur deux roues, qui courent à la file2.
1884. Joris-Karl Huysmans enferme son antihéros dans un pavillon à Fontenay-aux-Roses et lui fait perdre toute conscience de la réalité extérieure. Déjà il rêvait à une thébaïde raffinée, à un désert confortable, à une arche immobile et tiède où il se réfugierait loin de l’incessant déluge de la sottise humaine3. Trois ans plus tard, une nouvelle « revue mensuelle en hiver et bi-mensuelle en été » voit le jour à Saint-Étienne, sous le titre « Le Cycliste forézien », le directeur-gérant en est un certain M. P. de Vivie4.
1944. Jean Giono, qui a beaucoup parcouru à pied, à vélo, et aussi à travers les cartes, ses chères montagnes, connait les affres de la Seconde Guerre mondiale et confie : Le voyageur immobile : où je vais personne ne va, personne n’est jamais allé, personne n’ira. J’y vais seul, le pays est vierge et il s’efface derrière mes pas. Voyage pur. Ne rencontrer les traces de personne. Le pays où les déserts sont vraiment déserts5. Au JO du 18 octobre 1944, la « nouvelle » Fédération Française de Cyclotourisme est officialisée, succédant à la Fédération Française des Sociétés de Cyclotourisme6.
Avril 2020. Le vent d’hiver souffle en avril. J’aime le silence immobile. D’une rencontre7. La moitié de l’humanité confine, au bord du précipice, aux confins de nulle part. Désirée8 se désespère, perd de l’air et se demande si, vraiment « Partir, c’est crevir un pneu9 » ?
Voyager
Dans sa première acception, le Robert – qui hésite entre être grand ou petit, entre mettre grand ou mettre petit10 – définit le voyage comme le « déplacement d’une personne qui se rend en un lieu assez éloigné ». Quant à la Rousse – qui sème à tout vent, en prenant le vent, en le sentant ou en ayant la gueule dans le vent10, à défaut de l’avoir dans le cul – elle le voit comme « l’action de voyager, de se rendre ou d’être transporté dans un autre lieu ». On le voit déjà, voyager ne met pas tout le monde d’accord, le lieu peut être autre ou assez éloigné, la constante étant de s’y rendre.
Pour quiconque a déjà fixé sur sa bicyclette un peu plus que la sacoche avant, il est clair que le voyage commence au pas de sa porte. J’embarque dans l’ascenseur mes six sacoches, puis mon vélo dressé sur sa roue arrière. Déjà, il se débat comme un insecte d’acier et m’assène un furieux coup de guidon dans l’estomac […]. Mais dès que les pneus touchent terre, il se calme aussitôt, tandis que mon rêve de môme devient enfin réalité…11
Le problème actuel est que le pas de la porte est aussi la destination finale et qu’il va être difficile, sauf à le fantasmer, d’aller voir ailleurs si les autres y sont. Certes, le voyage se passe de motifs. Il ne tarde pas à prouver qu’il se suffit à lui-même. On croit qu’on va faire un voyage, mais bientôt c’est le voyage qui vous fait, ou vous défait12.
Sous prétexte de chauve-souris ou autre pangolin, il nous faudrait donc renoncer à « la tentation de la bicyclette », Edmondo de Amicis modernes cédant devant la pression sanitaire, au risque de nuits très agitées au cours desquelles je découvrais ce délicieux dénouement de tous les liens accablants de la vie, de la liberté de l’oubli, de la domination de l’espace, de la fuite vers l’infini. Fendre l’air sans presque sentir le contact de la terre me donnait vraiment l’illusion d’être emporté au loin par deux grandes et invisibles ailes13.
Partons donc, l’imagination ne saurait être confinée et cherchons, dans le silence de nos bibliothèques et le bruit des feuilles tournées, le voyage immobile en restant conscients que chaque départ pose la question du retour et jamais le retour n’est donné. Je peux à chaque départ penser ma fin14.

Immobile ou presque


Les pôles sont-ils des lieux suffisamment éloignés pour justifier un voyage tel que défini par Paul Robert et ses successeurs ? Toujours est-il que Robert Benchley y envoie une expédition à bicyclette qui ne dépassera guère les faubourgs de New-York, malgré une foi inébranlable dans leur réussite. Nous chevauchons des bicyclettes Radley dernier modèle, qui allient aux meilleures caractéristiques des bons vieux Columbia plusieurs innovations, comme l’équilibreur gyrostatique et le feu arrière clignotant15. Emilio Salgari avait déjà ouvert la voie des pôles en envoyant ses aventuriers au Pôle Sud sur une triplette à huit roues, sans plus de succès. Cette distance serait immense et considérable à parcourir pour qui devrait la faire à pied portant avec soi les vivres, les chaloupes, les tentes pour le campement ; tandis que six cents milles ne sont rien pour un vélocipédiste. Affaire de six ou sept jours tout au plus16.
Oublions donc ces destinations extrêmes et tournons-nous vers la mer et un lieu dans lequel l’esprit a tout le temps de voyager dans un espace réduit, le phare bien sûr. En 2014, Paolo Rumiz s’en va tenter l’expérience du voyage immobile dans un phare perché sur une petite île de la Méditerranée avec, pour seule compagnie, celle des gardiens. Et soudain le sentiment d’être libéré, sans agenda, sans horaires, sans aucune connexion avec le monde, enfin loin de tout mais curieusement peut-être aussi au centre de tout17. Lui qui a longé les sept mille kilomètres des frontières de l’Europe, de l’Arctique à la mer Noire, traversé les Balkans, franchi les montagnes à la recherche d’Hannibal, descendu le cours du Pô, escaladé à bicyclette les pentes de cols prestigieux. Sur le Stelvio, il n’y a pas que Coppi. Le mythe, c’est la route elle-même, cette montée parfaite, régulière, qui vient en aide même aux plus poussifs. Les tournants sont conçus tout exprès pour vous délasser18.
Trop prévisible, le phare ? Essayons donc le jardin et suivons Marine Ponthieu et Richard Forget à la découverte d’un monde surprenant. Au départ de leur aventure, il y avait un beau pari : faire le tour du jardin à bicyclette, en trois jours. Avec pour tout budget exactement zéro euro chacun ! Trois jours après, ils sont revenus avec des images plein les yeux et 180 mètres dans les mollets. Ils ont traversé la cour, longé le poulailler, slalomé entre les arbres fruitiers et les framboisiers, dormant sous la tente et s’enthousiasmant devant la diversité animalière et florale19. Les deux aventuriers rapporteront de leur voyage un document hors norme, sérigraphié au dos de cartes Michelin série jaune, orné de cartes postales et autres illustrations.
Pas de jardin ? Diable, l’horizon se rétrécit, voyons donc comment voyager immobile en restant entre les quatre murs de son « home sweet home » ? Home trainer, naturellement, pour traîner son homme dans la grisaille du garage20. Laurent Bayart, sous prétexte d’un « voyage en chambre à air » – pour d’autres, il peut être fantastique21, de noces22, avec un âne23, du bout du monde24, nectar25, voire selleste26 – roule ainsi sans paysage ni piste cyclable. Je roule chez moi en sédentaire du vélo27. Quelques années plus tard, il poussera l’expérience sédentaire plus loin, attendant le passage du facteur venu apporter des cartes postales d’amis partis en vacances28. Éric Tournaire va lui aussi effectuer le tour du monde, à travers cartes postales et photos, en vélo d’appartement. Ce projet est né alors qu’il était en bonne santé, pédaler deux heures par jour, cinq jours par semaine, avec une moyenne de 12 kilomètres à l’heure me permettrait de « parcourir » 6720 km en une année29. Frappé par la maladie de Parkinson, il réalisera avec son ami Fabien Palmari son projet, effectuant un voyage de quarante mille kilomètres relaté à travers un récit dans lequel l’exploit sportif et la curiosité combinés avec la mauvaise foi jouent un rôle remarquable29.
Ces engins de salon sont encore trop mobiles ? Soit, ne bougeons plus du tout et suivons Isabelle Verneuil qui a elle-même rédigé le journal de voyage de son fils parti à bicyclette sur les routes d’Europe et d’Asie. Je voyagerai par l’intermédiaire de mon fils, présence discrète sans qu’il le sache. Je ne veux pas m’immiscer ni confisquer un peu de la fraîcheur et de l’exaltation de son périple, je ne veux pas me glisser dans ses sacoches déjà bien pleines, juste me trouver en tête-à-tête avec mon image de son voyage. Une façon un peu mélancolique mais douce de partager avec lui30.
Peut-on aller plus loin dans le voyage immobile ? Pendant cette période au cours de laquelle des courses cyclistes virtuelles s’organisent, faute de mieux, Tour des Flandres et autre Tour de Suisse par exemple, poussons la virtualité à l’extrême en devenant une intelligence artificielle cycliste, comme l’imagine Olivier Silberzahn dont le héros, après avoir traversé toutes les phases de la révolution cognitive devient le Cyclocentaure. On pédale comme on pense, mais on pense aussi forcément comme on pédale, et on finit par devenir ce que l’on pédale. Sous mon incarnation électronique, je suis et je demeure Cyclocentaure, le maître de l’énergie, le cycliste suprême, celui auquel échoit désormais la responsabilité de l’avenir de notre galaxie31.
Écrire
Quand le voyage est achevé, qu’en reste-il ? Des souvenirs, des photos et des vidéos, des carnets d’adresses bien remplis, de la nostalgie, l’envie de repartir, l’envie de se poser… Parfois le besoin de raconter, de laisser une trace. Le récit, oral ou écrit, c’est une pratique sociale puisqu’elle s’adresse à autrui. Même s’il s’en défend, l’auteur n’écrit pas pour lui seul. Le voyage, c’est l’expérience de soi. L’écriture, la lecture, c’est l’expérience des autres. Moi j’aurai autant appris en voyageant dans le ventre des livres que sur la selle d’un vélo. Pourquoi faudrait-il donc choisir entre un voyage sans histoire et une histoire sans voyage ?32 Et si l’inspiration vient à manquer, il suffira de suivre les conseils de Frederick Marryat pour écrire le livre de voyage parfait… sans bouger de son fauteuil ! Vous êtes invité à écrire sur des choses que vous n’avez jamais vues ; eh bien, d’autres les ont vues pour vous, cela ne revient-il pas au même ? On vous incite à décrire des incidents qui n’ont jamais eu lieu, inventez-les, ils n’en seront que plus piquants. Il vous faut des paysages dont vous n’avez pas idée ? Soyez rassuré, la plupart des lecteurs non plus33.

Merci à Claude Marthaler qui m’a donné l’idée et à Hervé Le Cahain qui m’a suggéré certains titres.
Pour les notes et références des ouvrages cités, voir ici.