Le Randonneur

Voyager en temps de confinement

Par Philippe Derny

J’ai voyagé autour de la table de la salle à manger

En ces temps de confinement, l’imagination doit être au pouvoir. Bien sûr, j’aurais pu me lancer dans une pratique sportive « en chambre » ou « à la cave » avec tapis de course, vélo elliptique, vélo d’appartement ou home-trainer. J’aurais pu faire du stretching ou du yoga. Mes amis auraient applaudi devant mon courage et m’auraient cité en exemple. J’ai honte d’avouer que le courage m’a manqué et que j’ai laissé l’imagination me pousser du coude !
J’ai décidé de voyager autour de la table de salle à manger.

C’est pratique car suivant l’endroit où je place le siège autour de la table, je peux voyager par exemple vers l’est mais seulement à partir de la fin de la matinée car le matin, un soleil éblouissant gâche un peu le paysage, donc le voyage. Vers le sud, c’est plus intéressant. Cela fait penser aux beautés méditerranéennes, ciel bleu limpide, chaud soleil printanier.
Tout ce qu’il faut pour le Papy !

Au sud en ce moment, je vois passer les merles au chant mélodieux, les tourterelles turques au vol nuptial tout à fait curieux, les corbeaux croassant, les mésanges à tête noire, le couple de rouges-gorges familier et les méchantes pies qui m’inquiètent quand elles regardent d’un peu trop près ma vieille tortue. Être oiseau, c’est voir le paysage de haut. Savez-vous que la France est belle vue d’en haut ? Un jour de la semaine dernière, je n’ai aperçu aucun oiseau de la journée. J’ai cru un moment qu’ils étaient aussi confinés sur ordre du gouvernement. En fait, deux par deux, ils se préparaient un bon petit nid douillet pour une future famille.

Dans la salle à manger, il n’y a pas quatre fenêtres et donc il me manque le nord et l’ouest. Au prochain confinement, je m’installerai au second étage. De là-haut vers le nord, je pourrai survoler les collines et la forêt domaniale de Montmorency. Je pourrai apercevoir des chevreuils, des sangliers accompagnés de truies et de marcassins. Ils sont tranquilles en ce moment, pas près de voir des chasseurs.

Vers l’ouest, je peux espérer sentir le vent du large mais pas de chance, la mer est trop loin. Mon regard se tourne néanmoins vers la limite du quartier qui ne manque pas d’intérêt. C’est là que se trouve la supérette, lieu d’évasion. On rêve d’y trouver de quoi faire de bons petits plats. C’est fou ! La cuisine est devenue une occupation essentielle.

Au fait, on est quel jour ? Je dirais dimanche car à 11 heures, je n’entends pas de bruit dans la rue. Tu me dis que cela ne prouve rien, qu’avec le télétravail, l’école à faire aux gosses et leurs chahuts toute la journée, les jeux ou la télé jusqu’à des 1 heures du matin, on ne démarre pas la journée très tôt. Moi, je t’assure qu’il n’est pas encore 10 heures ou qu’il est déjà plus de 19 heures. D’ailleurs, est-ce-que tu vois des joggeurs dans la rue ? Non, donc c’est la première hypothèse qui est la bonne. Au fait, qu’est-ce-que l’on mange ce midi ? Revenons-en à l’essentiel.

La table de salle à manger, c’est pratique pour voyager. Vous prenez une carte Michelin par département : la 313 par exemple. Elle vous fera voyager en Haute-Marne. Vous fermez comme moi les yeux et vous pointez un endroit sur la carte. Tiens, ça tombe sur Vitry-le-François et tout de suite paf ! vous vient en mémoire la spécialité culinaire de l’endroit : les cuisses de grenouilles. Y’a pas plus français que ce plat. Avec le Brexit, plus question d’en servir aux Anglais.

Le nez sur la carte routière, je me vois en train de longer le canal de la Marne à la Saône, de naviguer sur le lac du Der-Chantecoq et puis c’est Saint-Dizier où l’on va retrouver des souvenirs de Paname dans les anciennes fabriques de fonte : fontaines du philanthrope Wallace, entrées de métro ou balustrades d’Hector Guimard, représentant de l’Art Nouveau. Le doigt suit une petite départementale qui a la célèbre bordure verte inventée par Michelin. Je grimpe sur le plateau (aïe, ça fait mal aux jambes ! Ce n’est pas la montagne mais ça fait mal rien que d’y penser). Ensuite, le doigt arrive à Joinville qui a un pont mais ce n’est pas celui auquel vous pensez. De Chaumont, il ne reste plus qu’à faire preuve d’un peu d’imagination pour l’arrivée à Langres, ville d’Art et d’Histoire qu’il vaut mieux éviter l’hiver à cause du froid.

Je me déplace de 90 degrés autour de la table et je peux débuter d’autres voyages. Je place devant moi l’ordinateur, mes archives photographiques, mes cartes routières et mes journaux de bord. Comme je le dis souvent : le meilleur dans les voyages, c’est de les préparer et de les raconter. Malheureusement, il faut les faire pour avoir quelque chose à dire. Là, vous allez pouvoir épater les copains lorsqu’ils seront plongés dans la lecture de vos exploits : « Ben, il a fait ça ! », « Incroyable ce qu’il a pu découvrir comme souvenirs du passé… », « Quel temps épouvantable il a dû subir ! » « Bizarres, mais passionnantes ses rencontres ! ». Adieu la modestie !

Heffe : Confinement du voyageur

Ce matin, j’ai rêvé de « dé ». Défiler, déambuler, décamper, Décathlon (non, ça, ce n’est pas un verbe !), débrider, débrouiller, décider (liberté, liberté chérie), décloisonner, débarrasser (virer son masque), débiner (mon voisin est sorti pour acheter seulement du Coca), décomprimer, décompresser, débattre, débagouler (bla, bla, bla…), débloquer et, bien sûr, déconfiner. Cela a un son agréable aux oreilles, les verbes en « dé ».

Je viens d’imaginer une nouvelle version de l’attestation de déplacement dérogatoire. Je voyais une ligne supplémentaire « déplacement obligatoire à travers toute la France à pied ou à vélo pour raisons psychologiques ». J’ai dû rêver !