Le Randonneur

Un livre de Maurice Leblanc

Voici des Ailes

Coïncidence ; au moment où notre amie Roulement à Billes mettait le nez dans les livres pour nous offrir des perles littéraires et vélocipédiques, notre ami Alain Famelart découvrait Voici des Ailes, roman de Maurice Leblanc – pas encore connu pour la narration des aventures de son célèbre personnage : Arsène Lupin –, et a voulu ensuite partager l’enthousiasme de sa découverte avec les Amis du Randonneur.

L’ami Daniel Curtit nous a fait un bien sympathique cadeau dans le numéro 77 du Randonneur, en abordant le thème de la femme et de la bicyclette à la fin du XIXe siècle. Et de citer ce ravissant ouvrage de Maurice Leblanc, Voici des ailes. Hasard ou prémonition, je venais justement d’acquérir un exemplaire de cet ouvrage, et de m’en régaler, lors d’une après-midi pluvieuse. Paru en 1898, dans une superbe édition illustrée, l’ouvrage a été réédité chez Phébus en 1999, hélas sans ses bien libres illustrations de Lucien Métivet, mais préfacé par le facétieux Antoine de Caunes, amateur éclairé de la petite reine :

« Quel magnifique projet que celui de Voici des ailes, qui se propose de vanter les mérites conjoints et respectifs de la femme et de la bicyclette, et de ceux, gentlemen pas encore cambrioleurs qui les montent. Et puisqu’aussi bien nous voilà en présence du premier roman répertorié de la littérature cyclopédique* – en avance de deux ans (comme Arsène le sera toujours vis-à-vis du vieux Sherlock) sur le très britannique Trois hommes et un vélo de Jerome K. Jerome qui lui, confortant les préjugés futurs d’une Édith Cresson, préfère laisser ses gentlemen entre eux sur leurs petites reines –, saluons le courageux livre de notre Leblanc national comme la pierre fondatrice d’un genre où s’illustreront bien plus tard, bien que sur un ton plus gouailleur, les Blondin et autres Audiard. Car ici l’amour de la bicyclette et l’amour tout court sont destinés à faire bon ménage. Ou plutôt c’est la bicyclette, celle qui donne des ailes aux jambes, et aux sentiments, qui va se charger de remettre un peu d’ordre dans des ménages mal assortis. »

Comme le chantait si bien Yves Montand, dans La Bicyclette :

On était tous amoureux d’elle
On se sentait pousser des ailes
À bicyclette.

Ou bien comme l’écrivait Philippe Delerm dans La bicyclette et le vélo, extrait de Quelques gorgées de bière et autres plaisirs minuscules (Gallimard, 1997) :

« On naît bicyclette ou vélo, c’est presque politique. Mais les vélos doivent renoncer à cette part d’eux-mêmes pour aimer – car on n’est amoureux qu’à bicyclette. »

En 1898, la pratique du vélo est alors affaire avant tout des classes aisées, avant d’être supplantée par la pratique de l’automobile. On se gaussera de constater, que, plus d’un siècle plus tard, ce sont surtout des citadins, aisés et cultivés, qui remettront l’usage de la petite reine à la mode. Mais ce n’est pas le sujet aujourd’hui.

*NDLR : Il semblerait qu’Antoine de Caunes se trompe et ne connaisse pas Le Tour du monde en vélocipède, illustré par Félix Régamey, paru en 1869, roman imaginaire lui aussi. Peut-être qu’il y a plus ancien ? L’avis des spécialistes sera le bienvenu !


Guillaume et Madeleine d’Arjols, Pascal et Régine Fauvières, déjeunent ensemble « au bois », les deux couples forment :
« Deux bons ménages, l’un plus agité à cause des gamineries de Régine et du penchant de Pascal à la jalousie, l’autre que rendait plus paisible l’indifférence de Guillaume et la nature équilibrée de Madeleine. Amies de pension, elles s’étaient mariées à la même époque, cinq ans auparavant. »

Guillaume n’aime pas ses « mollets trop grêles et une poitrine un peu exiguë, », sans doute envieux de la musculature puissante de Pascal.

Métivet
Illustrations de Lucien Métivet

Les deux jeunes femmes, aussi, sont dissemblables :
« Elles portaient toutes deux des jupes de drap noir, courtes et sans ampleur. Le veston droit, en piqué blanc, de Régine Fauvières convenait à ses allures de jeune garçon ; un boléro souple, ouvert sur un devant de mousseline, mettait en valeur le buste plus mûr de Madeleine d’Arjols. » Régine, « était tout en dehors, alerte, bavarde, étourdie. Sur son joli visage mobile, à cheveux noirs et rebelles, se jouait un rire frais qui courait des yeux bleus aux lèvres rouges, éclairait les dents, secouait les narines et, aux rares minutes de repos, se cachait dans le refuge d’innombrables fossettes d’où il semblait guetter la première occasion favorable pour jaillir. Ses yeux avaient l’air de regarder vingt choses à la fois tant ils regardaient vite. »

Quel contraste avec son mari, dont elle « disait de lui que c’était un rêveur. » Il est aussi taxé d’« humeur taciturne », mais également « d’un esprit attentif et curieux ». Jaloux, aussi !

Le couple formé par Guillaume et Madeleine est bien différent :
« de fait [Guillaume] était un fidèle des coulisses de théâtre et des boudoirs d’accès facile. Après une année de mariage où l’intimité des deux époux avait abouti à un désaccord physique irrémédiable, il s’était abandonné à sa nature de viveur, fréquentant les filles et ne se gênant pas pour afficher certaines de ses maîtresses (…). Dès lors les hommes assiégèrent Madeleine. Par revanche d’abord, par désœuvrement ensuite et par habitude, elle accueillit leurs hommages (…). Il y avait constamment autour d’elle une demi-douzaine de prétendants, attirés par sa beauté claire et douce, par la grâce de sa taille, par le plaisir manifeste qu’elle prenait à être courtisée. »

Les amis sont amateurs de bonne chère : « Assouvir la faim que l’on a gagnée par la force des jarrets, je ne connais rien d’aussi délicieux. »

Mais aussi de vélo :
« Ce qui fait la beauté de la bicyclette, c’est sa sincérité. Elle ne cache rien, ses mouvements sont apparents, l’effort chez elle se voit et se comprend ; elle proclame son but, elle dit qu’elle veut aller vite, silencieusement et légèrement. »

Autour de la table, en fin de repas, on parle donc vélo, technique, habillement :
« Guillaume engagea une discussion sur la position du pied. Fauvières n’y attachait aucune importance. D’Arjols, plus compétent, s’écria :
— C’est une erreur, mon cher ! Le pied a son rôle, son devoir. Il faut qu’il devienne une sorte de main qui ramène la pédale et l’excite à remonter. Il y a là un principe actif que l’on doit utiliser.

Sa main, courbée en cou de cygne, décomposait le mécanisme du mouvement. Il conclut :
— D’ailleurs, c’est ce que les Anglais, nos maîtres en la matière de sport, appellent l’ankle play. »

(Quittons ici un instant l’année 1898, faisons un saut de soixante ans plus tard pour lire ou relire le cours de pédalage donné à Albina dans Albina et la bicyclette :
« Voyez comment il faut faire : accompagnez la pédale jusqu’au bout en baissant la pointe du pied, poussez vers l’arrière et soulagez du poids de votre jambe la pédale qui remonte… et mieux, tirez légèrement sur la pédale montante grâce à la courroie du cale-pied. »)

Et c’est à la fin du repas que Guillaume fit soudainement une proposition :
« Voici. Nous nous retrouvons la semaine prochaine à Dieppe, n’est-ce-pas ? Eh bien, pourquoi n’irions-nous pas à bicyclette ? Nous prendrions le train jusqu’à Rouen… » (…) « Ce vague projet, cependant, mûrit dans leurs esprits. Régine et Madeleine s’y accoutumaient, glorieuses tout au moins qu’on les eût jugées dignes de l’accomplir (…). Les hommes, de leur côté, compulsaient des guides et des cartes. Peu à peu on allongea l’itinéraire, jusqu’à décider, pour le premier jour, la visite des ruines de Jumièges et le coucher à Caudebec, pour le second le trajet de Caudebec à Veulettes, et, de là, pour le troisième jour, à Saint-Valery, Veules et Varengeville, le long de la mer. »

« Et alors, en route ».

« Affalés sur le talus d’un fossé, ils échangeaient des propos amers. Les machines gisaient pêle-mêle, de droite et de gauche, comme des objets encombrants dont on s’est débarrassé le plus vite possible et non sans quelque rancune. Une chaleur de fournaise rendait presque douloureux le contact de l’air ; le soleil implacable se moquait du mal que prenait un maigre peuplier pour leur fournir à tous quatre un peu d’ombre apaisante. Pâles et défaits, les yeux caves, la peau mouillée de sueur, ils n’avaient plus de force que pour s’accuser mutuellement de leur déconvenue. Les deux femmes surtout montraient une humeur féroce. Leurs figures luisaient, leurs cheveux pendaient en mèches mélancoliques ; on eût dit qu’elles avaient marché jusqu’aux chevilles dans du plâtre en poudre ; une couche de poussière se tassait sur leurs jupes noires et des traces de doigts sales flétrissaient le piqué blanc de leur veston. »

S’ensuit une rude conversation qui nous permet de connaître l’itinéraire suivi depuis Rouen : Jumièges, la veille, puis Caudebec, Saint-Wandrille.

« Enfin, au sommet d’une côte où ils se traînèrent à pied, les hommes poussant les montures, les femmes exténuées et hargneuses, ils avisèrent une auberge d’aspect convenable. Quelques minutes plus tard, Madeleine et Régine, épongées, frictionnées, la taille libre, reposaient sur un lit, tandis qu’au fond d’une salle fraîche leurs maris buvaient une bouteille de cidre. »

Et nos quatre cyclistes se remettent en route, en ordre dispersé :
« Cependant, comme le souvenir des mots échangés laissait dans chaque ménage un peu de rancune, les deux couples se disloquèrent. Tandis que d’Arjols et Régine Fauvières filaient en avant, Pascal et Madeleine, plus placides, cheminaient côte à côte.

Il y eut une longue descente au milieu d’un bois gracieux d’où l’on apercevait, par des échappées soudaines, un large vallon qui s’étalait entre les collines comme un arc de verdure. Ils y parvinrent et, de fait, ils eurent la sensation d’un bain qui les délassa plus que le repos. Légère et indéfinie, la pente continuait au creux de la vallée luxuriante. Une source coulait, chargée de roseaux, sous la caresse des saules qui se penchent et parmi l’ordonnance symétrique des peupliers pensifs. »

Métivet

« C’était délicieux de rouler ainsi, d’un mouvement égal et ininterrompu, selon la fantaisie des hauteurs dont on suit les contours. Ils n’avaient plus ni fatigue ni regret. Le temps fuyait comme un songe, ils fuyaient avec lui, et chacun de leurs efforts s’effectuait aussi aisément que s’égrènent les secondes dans la fuite du temps. Ils regardaient à peine, les yeux et l’esprit fermés au charme des spectacles. Ils ne savaient pas percevoir la musique du silence, le chant des feuilles et l’harmonie des eaux, mais tout cela pénétrait en eux par des voies nouvelles et les imprégnaient d’un bien-être inconnu. »

« Est-ce assez bon ? », « Comme c’est exquis ! » répétaient D’Arjols et Madame Fauvières. Pascal et Madeleine ne laissaient tomber que de rares paroles. Et chaque mot, tous les quatre le prononçaient d’une voix discrète, comme on dit des choses quelconques derrière lesquelles il y a des pensées et des sensations que l’on devine bien plus profondes et bien plus importantes. »


La route les mènent à Cany, où les deux couples, au moral d’acier, requinqués par ce qu’ils vivent de si nouveau sur leurs bicyclettes, décident de rejoindre Veulettes, puis font étape. Le souper sera cordial, nos quatre amis sous la béatitude et l’étonnement :

« Ils avaient bien la perception vague d’un miracle (…). Ils ne songeaient à rien de tout cela d’une façon précise. Seulement ils tiraient de leur promenade, de leur enthousiasme, de leur langueur actuelle, une telle satisfaction qu’ils n’étaient point sans quelque regret à l’idée d’en avoir fini. C’est pour cette raison, assurément, pour d’autres aussi, plus indistinctes, qu’il n’y eut pas d’exclamation quand l’un d’eux lança d’un ton négligent :
— Si l’on s’en allait comme ça, très loin, au hasard, du côté de la Bretagne ?

Les moindres détails furent vite réglés : les dames se procureraient des costumes plus pratiques, culotte et veston de laine grise ou beige ; une malle abondamment pourvue précéderait les voyageurs de ville en ville. Et ils s’en iraient tout doucement, par petites étapes, se reposant aux heures trop chaudes et flânant sur les grand-routes, selon l’ordre de leur caprice. »

Plus tard, ils se mettent en route :
« Ils avaient traversé la Seine au Havre, puis, délaissant les plages, ils erraient sur la foi des guides et de vagues renseignements, en quête de ruines, de forêts et de sites pittoresques. Ils ne se surmenaient point. Le matin, deux ou trois heures, de même à la fin de la journée, sans hâte, sans programme. Tout de suite, l’habitude fut définitive. Chacune des dames eut le mari de son amie comme cavalier servant, comme mécanicien pour le réglage et le nettoyage, comme manœuvre pour conduire la machine dans les montées, comme domestique pour porter le manteau et le nécessaire de toilette. Cela s’établit tout naturellement. On partait toujours ensemble, mais on n’arrivait jamais que deux par deux, Guillaume et Régine filant en général comme des fous, Madame d’Arjols et Fauvières se contentant d’une allure modérée. »

Ainsi se créait une certaine intimité : on s’appelle par son prénom, ce qui dit combien les personnages se rapprochent. Des sentiments plus profonds surgissent ; ainsi, Pascal et Madeleine :
« Ils se turent. C’était un plaisir dont ils commençaient à sentir le charme que ce silence profond où ronfle le bruit sourd des pneumatiques et où la chaîne déroule indéfiniment son murmure monotone ; il s’en dégageait une griserie singulière qui clôt les bouches et engourdit le cerveau. Pascal ralentissait alors pour admirer la grâce de sa compagne : un peu inclinée sur le guidon de manière à utiliser ses bras, la taille indécise dans son veston droit, elle avait une silhouette mâle qu’atténuait l’harmonie de ses gestes ; des culottes bouffantes laissaient libre le bas de sa jambe, qui s’effilait jusqu’à la pointe des pieds pour suivre le jeu de la pédale… Alors il la quittait des yeux et, comme un voile merveilleux, restait en lui un souvenir de grâce et d’allégresse… » Mais furieux à la vision de sa femme, Régine, « sa veste enlevée, qui se lavait à grande eau dans la cuve de pierre. Les épaules émergeaient de la chemise échancrée : sur les bras nus, sur le cou, un cygne de bronze versait de l’eau claire et fraîche ; des gouttes se jouaient sur la peau blanche, se croisaient comme des petites bêtes à traînée luisante, se perdaient dans des profondeurs confuses. »

Ainsi se rafraîchit Régine à la fontaine d’un village, Guillaume tentant de la protéger de la vue avec une couverture entre ses bras écartés. Tous constatent que cette vie simple, sur les routes, leur fait oublier Paris et ses contraintes :
« Oh, la bonne vie de hasard et d’imprévu ! la bonne vie si pure et si nouvelle ! Cela devient passionnant de vivre. Oh, comme c’est bon d’être heureux pour la seule raison que l’on vit ! C’est un bonheur toujours à portée de notre main… On se sent l’âme d’un conquérant solitaire, d’un paladin intrépide ! » (…) « Ils virent Laigle et Mortagne, ils virent Alençon, Séez et Argentan (…). Et ils virent des châteaux : Fervaques, Mailloc, Broglie. Ils virent des ruines. Ils virent Ronceray, berceau de Charlotte Corday. »

Et tout cela à bicyclette, « perfectionnement [du] corps même, un achèvement, pourrait-on dire. C’est une paire de jambes plus rapide (…). Il n’y a pas un homme et une machine, il y a un homme plus vite. »

Régine et d’Arjols s’amusent beaucoup ; Madeleine découvre un autre Pascal, que ce voyage transforme profondément. Ainsi vont les deux couples improbables. Régine s’émancipe de plus en plus : « lâchée à ses élans, ivre de cette vie de plein air, comme si le soleil et le mouvement lui eussent tourné la tête. Elle regimbait à la moindre réprimande, et Pascal, plus aisément irritable, s’emportait.

Un jour, au sortir d’une ville, elle apparut le buste dans un maillot de laine blanche qui moulait sa jeune poitrine et obéissait au frémissement de la chair. Il fallut une scène pour qu’elle y renonçât. »

La jeune femme n’en tiendra pas compte. Plus loin, lors d’une pause avec Guillaume, elle essaie de pêcher des écrevisses. L’époque est révolue, hélas, où nos cours d’eau, vierges de toute pollution, regorgeaient de ces délicieux crustacés. Donc, Régine : « se releva triomphante, la bête entre ses doigts attentifs. Elle avait relevé sa culotte aussi haut que possible, roulant l’étoffe autour des cuisses, comme font les petites filles qui jouent au bord de la mer ; de l’évasement accru des hanches, les jambes coulaient comme des sources de lait, s’effilaient comme des stalactites de chair, pures et délicates, toutes blanches et toutes rondes.

— Je t’admire, s’exclama Madeleine. Tu es toujours si naturelle, si à ton aise. »

Métivet
Illustration de Lucien Métivet

Mais cette attitude ne plaît pas à son mari :
« — Elle n’est plus ma femme… Je ne sais pourquoi, je m’imagine qu’elle est très différente de ce que je la croyais. Vous la félicitez de son naturel… Oui. Elle est naturelle, mais est-ce un bien si sa nature est inférieure, comme j’en ai l’intuition subite, si elle n’a que des instincts frivoles et douteux ? »

À l’étape, pour des raisons de confort, de fatigue, Régine demande de faire chambre à part, Guillaume aussi…

Le lendemain, nous suivons Madeleine et Pascal :
« Ils roulaient parmi l’escorte immobile des peupliers symétriques, à travers des plaines coupées de molles vallées où s’alanguissaient des rivières paresseuses. Le soleil se baignait dans l’eau, avec les martins-pêcheurs et les bergeronnettes. Du foin, du trèfle, du chèvrefeuille, du sureau étaient chargés de parfumer l’air (…). Et ils allaient, le long des rivières, à travers les collines. De temps en temps, ils se regardaient et c’était infiniment adorable. Dans ce vol mystérieux, ils ne se figuraient pas l’univers l’un sans l’autre. Chacun s’imaginait n’avancer qu’en vertu d’un pouvoir anormal qui était la force de l’autre, ou bien par la seule crainte de perdre le charme de sa présence et la douceur de ses yeux. Si bien que chacun glissait sans efforts, aussi aisément que s’il avait été l’ombre de l’autre.

— Je vous aime, souffla Pascal. »


À Saint-Lô, Régine annonce qu’elle est fatiguée :
« J’en ai assez de votre train d’enfer, aujourd’hui, je marche avec les deux paisibles. »
Guillaume n’est pas d’accord, Madeleine se dévoue, ce qui lui permet d’éviter Pascal.
Le lendemain, les deux couples visitent Coutances. Dans le jardin public [qui encore aujourd’hui mérite une visite], Madeleine retrouve Pascal et lui avoue :
« Vous savez Pascal, je vous aime, je vous aime. »

Les jours suivants, le flirt se poursuit, les haltes sur la route leur donnent l’occasion de se rapprocher encore plus l’un et l’autre :
« Ils avaient parcouru les merveilleux pays qui bordent la baie de Saint-Michel ; Granville, vieux nid de mouettes perché sur un roc, les étonna ; ils chérirent Avranches, cité féerique, reine de l’espace. Ils entrèrent dans la région convulsée où se cachent les étranges villes de Mortain et de Domfront.

C’était une vie incomparable, une vie d’allégresse et d’enthousiasme où s’épanouissait leur amour telle une fleur ivre de sève, une vie libre, sans restrictions ni bornes (…). La merveilleuse sensation ! Voler comme des oiseaux, en silence, dans l’air soumis ; voir, comme des dieux, le changement ininterrompu des décors ; descendre des plaines dans les vallées, grimper le long des collines, suivre les fleuves, franchir les forêts, et tout cela par la toute-puissance de ses muscles, le fonctionnement normal de ses poumons, la ténacité de son vouloir. Des inconvénients il n’y en a pas. Le soleil qui vous cuit la nuque, on l’aime, et on ne déteste point la pluie qui vous cingle, ni le vent qui vous heurte, car on se sent formidable, vainqueur des éléments, maître du monde. »

Métivet

Ivre de bonheur, Pascal :
« Voici des ailes que le destin nous offre ! Voici des ailes pour nous éloigner de la terre, pour nous moquer du monde et de ses méchancetés et de ses bêtises, voici des ailes pour nos âmes affranchies ! »

Mais la réalité le rattrape, un peu plus loin :
« Dans le temple clos de la clairière dont les arbres se rejoignaient en coupole, Guillaume caressait Régine. Immobile, elle s’étalait sur l’herbe luxuriante, les bras et la poitrine nus. Couché près d’elle, il lui baisait la chair. »

La suite est beaucoup plus érotique, que je n’ose transcrire ici. Mais c’est charmant !

Cependant chacun fait mine de ne rien savoir ; Madeleine et Pascal s’évitent, troublés de ce qui leur arrive. Nos cyclistes, bloqués deux jours par le mauvais temps, reprennent leur pérégrination vers les marches de Bretagne :
« Ils avaient pénétré dans une région moins âpre et moins fatigante, où jaillissent comme des volcans figés en pleine éruption, Fougères et Vitré, cités de rêve et de cauchemar, chaos informes et splendides de murailles séculaires, de donjons farouches, de tourelles, d’églises, de falaises, de jardins en terrasses. C’est en allant de l’une à l’autre que Pascal rompit enfin le silence dont ils entouraient leur blessure ; ils furent tout étonnés de la voir guérie (…). Ils eurent de ces heures où l’on aime la vie comme un bien inappréciable. La joie de leurs muscles invincibles les exaltait, la volupté de conquérir indéfiniment la nature leur donnait la sensation d’une royauté sans bornes. À l’ombre des forêts, à la lumière des plaines, à l’aurore, au crépuscule, à la nuit, c’étaient d’ardentes et continuelles noces. 

— Il n’y a plus rien en moi que de la vie ! s’écriait Pascal, de la vie qui fermente, de la vie qui bouillonne comme de l’eau… Le cliquetis égal de la chaine, c’est la palpitation d’un cœur, le bruit discret des roues sur le sol, c’est le battement du sang dans les veines. »

C’est à Rennes qu’ils deviendront amants :
« Rennes marquait leur entrée en Bretagne. Ils suivirent d’abord la route de Brest, sans trop savoir les villes et les chemins que choisirait leur caprice. Peu soucieux des conciliabules qui servaient jusqu’ici à l’élaboration de leurs plans, ils s’en remettaient au hasard. Tout au plus Guillaume et Régine avaient-ils parlé de côtes bretonnes, ce qui ne plaisait pas beaucoup aux deux autres. » (…) « La longue avenue de peupliers où se trouvèrent Pascal et Madeleine après les belles heures de la nuit leur parut l’issue merveilleuse par où ils sortaient d’un rêve magnifique pour atteindre à une réalité plus belle encore… Ils se reposèrent sur le tronc d’un vieil arbre. Pascal tenait sa bicyclette entre ses jambes. Madeleine s’amusa de le voir. Il n’y touchait plus comme naguère avec des gestes de sportsman, il ne la regardait plus avec des regards d’amateur qui apprécie la résistance, qui juge la conception, les formes, les détails. C’étaient d’autres gestes et d’autres regards, doux, affectueux, imprégnés de respect et de gratitude. Il devina la pensée de Madeleine et lui dit en confidence :
— Ce n’est plus une chose, Madeleine, ce n’est plus une petite bête d’acier ; non, écoutez… c’est une amie. C’est la nouvelle amie que le destin vient d’accorder à l’homme. Elle est faite de ses fers brisés, c’est une alliée fidèle et puissante dont il peut user contre ses pires ennemis ; elle est plus forte que la tristesse, plus forte que l’ennui, elle est forte comme l’espérance. Elle réduit les soucis à leur valeur, elle nous éloigne du passé, elle nous apprend à vivre dans le présent et à marcher vers l’avenir. C’est la grande libératrice. »

« Ils continuèrent à rouler dans un silence ineffable. Ils conservaient le goût des paroles échangées comme on se souvient d’un fruit savoureux. Chacun regardait en soi l’image de l’autre, l’interrogeait sur sa tendresse et lui offrait des paroles passionnées. 

— Oh, le silence, murmura Pascal, jamais elle ne le rompt, elle reste toujours silencieuse, et, par-là, nous permet le silence. D’ordinaire tout mouvement s’accompagne de bruit, toute vitesse est un fracas ; que ce soit le grondement du train, le galop du cheval, la cadence de la marche, c’est du bruit, du bruit qui agace et qui distrait. Elle est muette, elle, elle va dans le silence, elle est l’amie du silence ; ainsi garde-t-elle quelque chose de mystérieux dont nous nous sentons à notre tour imprégnés. Avancer avec elle, c’est entrer perpétuellement dans le mystère. »

Que les Amis du Randonneur qui osent rouler sur des machines brinquebalantes, grinçantes et tintinnabulantes (si, si, il y en a !), relisent bien ce passage !!!   

Voici des ailes se termine comme une scène finale de boulevard. Les quatre amis finissent par se séparer, Guillaume et Régine s’engagent vers Dinard, Paramé, Binic, Portrieux, Trégastel, Brigognan. Madeleine et Pascal songent à Rochefort, Malestroit.

« Allons-nous-en mon Pascal, nous n’avons plus le droit de faire attendre le bonheur. »

Alain FAMELART